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18/09/2023

Mon été avec Quignard (5/5).

affiche2_Conservatoire_120x176-page-001.jpgSinon, Pascal Quignard écrit aussi des romans normaux. Enfin, contemporains. Pourtant, c’est la même écriture, les mêmes mécanismes qui se mettent en place, même quand il place l’action dans une région qu’il connaît bien et qui est en partie restée la même depuis son XVII° de prédilection, la Bretagne. Ainsi, les Solidarités mystérieuses, un roman daté de 2011, se situe quelques années avant, quand Claire quitte Paris pour s’installer sur les terres de sa jeunesse, entre Dinard et Saint-Énogat. Elle ne décide pas de s’installer, elle vient pour un mariage puis, de fil en aiguille, de retrouvailles en retrouvailles avec des figures oubliées, sur lesquelles la vie a passé, elle ne rentre pas. Devient la femme de compagnie, camarade d’apéritif de la vieille Madame Ladon, son ancienne professeure de piano, évidemment : Ta tante est morte est morte quand nous en étions arrivées aux barcarolles de Fauré. Madame Ladon, qui va finir par lui céder la ferme familiale qu’elle n’occupe plus, et que Claire va nettoyer et rénover avec Madame Andrée, la femme de ménage. En revenant, Claire remonte l’écheveau de son passé, de son amour jamais oublié avec Simon, le maire de la Clarté. Il est resté, lui, a fait sa vie et pourtant, chaque apparition de l’un créé chez l’autre les mêmes dépendances que Quignard installe dans son œuvre. C’est devant la grotte de la Goule – Elle prit l’habitude de descendre avec la corde, seule, à l’intérieur de la faille (…) Elle l’attendait parmi les oiseaux et les crabes – chère aux frères Lumière qu’on repêchera son corps (divulgâchis !) à lui, ce qui précipitera sa chute à elle, qui s’enferre dans le silence et la marche. Mais comme toujours chez Quignard, ça ne change rien à leur histoire, impossible dans la réalité, la temporalité, mais permanente dans la mémoire et l’intensité. C’est même l’aveu d’un interdit moral : tant qu’il vécut, elle souffrit. Son frère Paul, sa fille Juliette, prennent la narration du roman, quand elle ne le fait pas, mais l’histoire est celle de Claire – qui tuerait si on l’appelait Marie-Claire, et que sa mère furtive appelait Chara, par antiphrase  – et tout s’organise autour d’elle, sans qu’elle ne dise rien. L’avantage de situer un roman là-bas – on dirait la continuité du Conte d’Été d’Éric Rohmer – c’est que la mer est partout. Buissons, falaises, criques, roches, grottes, îles, barques. Bien sûr c’étaient toujours des stations qui avaient concerné Simon Quelen, mais la présence de Simon n’y était plus nécessaire. Les signes si beaux de son attachement, au-delà de leur beauté, traçaient dans l’espace une espèce de route. Comme un continuum.

Le même – toujours – que dans Villa Amalia, où la bien nommée Ann Hidden, refuse de se cacher à elle-même plus longtemps et quitte tout de sa vie, elle aussi, jusqu’à son apparence, pour aller se réfugier à Ischia*, une île au Sud de l’Italie. Villa Amalia s’articule en quatre parties, dont les deux dernières s’accélèrent : la première la voit solder les comptes de sa vie précédente (« Tu mets tout ce qui appartenait à ta mère en vente ? »), elle (la partie) est bavarde, les dialogues se multiplient, paradoxaux (- J’ai envie de parler, lui dit-il. – Et si moi je n’avais pas envie d’entendre ? lui répondit-elle) avec Thomas, El Desdichado**, mais le 20 janvier, à force de préméditer le vide, le compte à rebourscommence à s’effilocher, à hésiter. La solitude radicale – qu’elle se prépare – constituait-elle vraiment une durée succulente ? Ce n’est qu’une fois sur place, au cours de ses pérégrinations - avec au premier plan, à gauche, Capri, le pointe de Sorrente. Puis c’était l’eau à perte de vue – qu’elle voit cette villa, qui la happe, qu’elle prend, tout de suite, comme le lieu de sa reconstruction. Le contact avec la vieille paysanne revêche est difficile, et il faut un emportement – Elle lui intima fortement de la laisser en paix. Même, pour se faire bien comprendre, elle se mit à crier sur elle (…) Alors Ann s’était emportée à son tour – pour que les deux lâchent – Les deux femmes s’étaient mises à pleurer en se tenant par la main – deviennent confidentes –  Je crois que mon père vous aurait aimée, lui dit Amalia. Mon père ne m’a jamais aimée, répond Ann – tombent d’accord sur une location insigne pour cet emplacement du paradis – où elle se construit de nouveau, connaît des hommes, les quitte froidement (- Ann, ne dites pas ce que vous vous apprêtez à dire !) , s’énamoure d’une enfant, Léna, lui apprend à orchestrer dans l’espace la symphonie d’abord incompréhensible du temps. - Car tout dans la nature, les oiseaux, les marées, les fleurs, les nuages, le vent, les heures des étoiles, dit au temps son temps, expliquait-elle à Léna. Elle connaît les deuils et les ruptures inhérents à toute vie, mais prend la mesure de son existence, et pas seulement en pianiste - elle écrit de la musique contemporaine abrupte et appréciée des connaisseurs, de courtes pièces sans coda car tout doit se terminer avant la fin, écrit « Libé » dans « l’Art de rompre » (mars 2006). Elle n’a plus, in fine, le courage de mourir, lit-on en (presque) excipit, mais là où elle est, finalement, elle commence à avoir peur du soleil. Qu’on veuille en être maître ou pas, comme une ultime prétention, on est toujours face à son crépuscule.

*Je suis le ténébreux, le veuf, l'inconsolé,  Le prince d'Aquitaine à la tour abolie  Ma seule étoile est morte, et mon luth constellé  Porte le soleil noir de la Mélancolie. Gérard de Nerval, les Chimères, 1854

** Il est en effet question, dans Villa Amalia, de l’île d’Ischia, du sémitique I-schra signifiant Île noire, dont l’ancien nom est Pithécusses et qui se situe en mer Tyrrhénienne, au nord du golfe de Naples. Île volcanique formée par les laves de l’Époméo, qui culmine à sept cent quatre-vingts mètres d’altitude, et dont les éruptions se sont prolongées jusqu’au XIVe siècle, c’est là que Typhon, dit parfois la légende, aurait été enfermé, et c’est sous sa protection que se met Ann Hidden en s’y aménageant une tanière, c’est-à-dire, par analogie, l’habitation sommaire rappelant le gîte d’un animal et, par extension, une habitation habituellement éloignée et utilisée par les hors-la-loi. Glacet, Aymeric. « L’Emplacement du Paradis », Roman 20-50, vol. 44, no. 2, 2007, pp. 103-114.

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10:23 Publié dans Blog | Lien permanent

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