19/09/2023
Mon été avec Quignard (1er supplément).
Dans la mythologie grecque, Boutès, fils de Téléon et de Zeuxippe, prend part à l'expédition des Argonautes, ces héros qui sont de toutes les légendes, quittant Iolcos avec Jason, sur l'Argo pour conquérir la Toison d'Or, celle de Chrysomallos, bélier ailé enfanté par Poséïdon. Lorsque ceux-ci croisent les sirènes, Boutès, envoûté par leurs chants, plonge dans la mer. Il est sauvé par Aphrodite, qui l'installe en Sicile et en fait son amant, le père de ses deux enfants Éryx et Polycaon. C’est Appolonios de Rhodes* - poète épique grec du IIIᵉ siècle av. J.-C., disciple de Callimaque et successeur de Zénodote au rang de directeur de la Bibliothèque d’Alexandrie - qui se fit l’apologue de l’histoire de Boutès : on le sait, maintenant, Ulysse est attaché à son mât pour ne pas céder à l’attraction des sirènes, ses marins ont les oreilles bouchées à la cire, mais Boutès veut connaître le charme des sirènes, céder à leur musique, se noyer en elle. Il se lève, quitte sa rame, monte sur le pont et saute. Voilà pour l’histoire. Pascal Quignard dans l’essai qu’il lui consacre, en 2008, reprend un postulat déjà énoncé précédemment : « Je déteste Ulysse qui survécut au naufrage, endormi, décharné, barbu, sale… » ; il y retourne : « Qu’on me permette d’oublier Ulysse les mains et les pieds empêtrés dans ses ficelles ». N’épargne pas Orphée, dont il conteste le rythme binaire et viriliste de la cadence, dans les cordes parallèles de sa cithare. Quignard considère Boutès comme un dissident - des-sedeo, se dés-asseoir - quiobéit, à la puissance sidérante du chant animal (…) cette “voix acritique” c’est-à-dire non séparée, indistincte, continue. En dix-sept chapitres, il use de l’étymologie et des cultures autres, en ethnologue (il réécrit le conte shintô de la descente aux enfers d’Izanagi, le rapproche du mythe d’Orphée tout en prévenant le lecteur qu’il ne fait pas de lien direct), interroge la fascination, comme toujours. La musique touche beaucoup plus que “l’audition” dans le corps de l’auditeur, écrit-il. Le chant des Sirènes contient une signification ancestrale de la musique - défend Camilo Bogoya Gonzalez dans une thèse intitulée Pascal Quignard, musique et poétique de la défaillance, en 2011 – et antinomique : Boutès, dans son désir de se jeter à l’eau, et Orphée, qui défie les monstres marins, leur chant à connotation sexuelle – qui échappe au monde sémantique et remplit le cœur du désir d’écouter, dit l’Odyssée (XII°, 190) - sont deux manières de réagir face à l’événement, dont l’auteur dit qu’elles ne sont pas irréconciliables. La musique ne re-présente rien : elle re-sent. Elle est comme les prénoms quand les prénoms ne font encore que retentir de l’affect.
Quignard pousse l’idée que l’écoute de la musique est solitaire et nécessite de sortir du groupe. C’est le paradoxe de lafascination, qui a généré des extrêmes politiques et linguistiques mais qui, pour le coup, sort l’individu (Boutès) du groupe qui veut le déterminer. Dans Vie Secrète, déjà, il prétendait désosser les mécanismes de la cristallisation, lier le fascina et le fulgur, puisque tout relève de la précipitation, la chute (cf. Mon été avec Quignard, 2/5). Les passions seraient impuissantes à se distinguer les unes des autres, même, elles seraient incapables de s’appréhender elles-mêmes, s’il n’y avait la musique. Répondre à la musique – l’expression est de CBG – c’est se mettre à danser. Qu’est-ce que la musique ? La danse. Or, qu’est-ce que la danse ? Le désir de se lever de façon irrépressible. Le parallèle avec la philosophie de la musique de Paul Valéry est ainsi fait, dans cette même thèse : ce détachement du milieu, cette absence de but, cette négation des mouvements explicables, ces rotations complètes (qu’aucune circonstance de la vie ordinaire n’exige de notre corps), ce sourire même qui n’est à personne, tous ces traits sont décisivement opposés à ceux de notre action dans le monde pratique et de nos relations avec lui.** Danser, c’est désobéir, rappeler en permanence l’empreinte de la musique dans nos vies, quand le chant des Sirènes, aujourd’hui, serait une forme de hurlement collectif et, signale-t-il dans cet essai qu’il faut rapprocher de La Haine de la musique (1996) - la musique, ce salaire que l’homme doit au temps – et de la Naissance de la tragédie à partir de l’esprit de la musique, de Nietzsche (1872), sa distinction entre le dionysiaque (la flûte) et l’apollinien (la cithare) : La pensée d’Apollonios est claire. À ses yeux il y a deux musiques. L’une de perdition (qu’il définit admirablement en disant qu’elle ôte le retour), l’autre orphique, salvifique, articulée, collective et qui de ce fait assure la rapidité aux rames des rameurs. Exclusivement humaine, ordonnée, ordonnante, elle ordonne le retour.
Boutès saute pour retrouver la vie aquatique, une mer qu’il confond avec la musique, dans un état originel, amniotique. Il cite : Jankélévitch a écrit : La musique nous enveloppe et c’est ainsi qu’elle nous pénètre car elle est vaste et infinie comme la mer. Et Boutès porte l’estocade, en révélateur de nos propres lâchetés collectives : Rares, très rares les humains qui se jettent à l’eau pour rejoindre la voix de l’eau, la voix infiniment lointaine, la voix pas même voix, le chant pas encore articulé qui vient de la pénombre.
Quelques musiciens. Quelques écrivains plus silencieux que d’autres dans des pages plus muettes encore. C’est toujours le silence qui l’emporte, chez Quignard, de toute manière : pas seulement celui qui suit l’œuvre et la continue ; mais celui qui l’inspire et la dépasse.
*« Bientôt ils aperçurent une île, la belle Ile-aux-fleurs (Anthémoessa), où les mélodieuses Sirènes, filles d’Achélôos, faisaient périr de leurs doux chants ensorceleurs quiconque jetait l’amarre auprès d’elles [...] Pour les héros aussi, sans vergogne, leur bouche faisait entendre une voix de cristal et, de la nef, ils s’apprêtaient déjà à jeter les amarres sur la grève, si le fils d’Oiagros, Orphée le Thrace, n’avait tendu de ses mains sa cithare bistonienne ; il entonna sur un rythme rapide un air allègre pour brouiller leur chant en assourdissant les oreilles sous les coups du plectre : la force de la cithare triompha de la voix virginale. Le navire était emporté à la fois par Zéphyr et la vague sonore qui s’enflait du côté de la poupe : les Sirènes ne laissaient plus entendre que des sons indistincts. Néanmoins, le noble fils de Téléon, seul de ses compagnons, devançant tout le monde, avait déjà sauté de son banc poli dans la mer ; Boutès, le cœur envoûté par la voix mélodieuse des Sirènes, nageait à travers les flots bouillonnants pour aborder, le malheureux ! » Apollonios de Rhodes, Argonautiques, tome III, chant IV, texte établi et commenté par Francis Vian, traduit par Émile Delage et Francis Vian, Paris, Les belles lettres, 1981, p. 108-109.
** Paul Valéry, Œuvres, tome I, op. cit., p. 1399.
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