31/03/2018
Un Christ de pacotille.
Il y a cette habitude de se frotter le visage comme s’il n’y croyait pas, puis de passer une première fois la main dans ses cheveux. Une chevelure longue, hirsute et préservée, ce qui n’est pas toujours le cas de celles de ceux qui le suivent depuis tant d’années. Il passe la main droite dans ses cheveux, l’autre s’accroche au micro, puis les deux se rejoignent quand le corps, raidi et projeté vers l’arrière, s’entortille autour du pied: cette posture, c’est celle des chanteurs de rock héroïque des années 80 et n’importe qui d’autre que lui la rendraient ridicule aujourd’hui. Mais lui, trente ans après, TRENTE ans, il peut s’enorgueillir de ne rien surjouer, d’être celui qu’il est sur scène depuis ses débuts, un équilibre entre la théâtralité et l’abandon. Est-ce parce qu’il présente, avec son groupe, son dernier album qu’il commence par la première chanson du premier, pour mieux semer un doute que les textes apocalyptiques du dernier opus ont initié? Est-ce lui qui a proposé de retenir les morceaux récents et de proposer au public une heure de titres plus anciens, issus, pour la plupart, de l’album d’avant, un roman musical jamais égalé, dans l’imaginaire et la performance? Cet homme égrène, au fil des chansons, Poe puis, plus tard, Shakespeare, mais c’est Lautréamont qu’il incarne, le secret qu’il confie à des auditeurs passifs, l’exubérance du romantisme. À se frotter le visage ainsi, à pousser de la main contre la force invisible qui le relie et le sépare à la fois de ceux qui sont revenus pour lui, il se transforme, dans la catharsis. Des textes qu’on interprète sur scène, ça n’est pas seulement un spectacle ou un concert, c’est une remontée de tout ce qui les a générés et c’est souvent ce qui ressort de lui, abasourdi d’être là, encore, d’être accompagné, contre vents et marées. Le torse est bombé, les bras sont des lianes qui enserrent, se crispent, s’écartent, créent un angle quand les deux mains se rejoignent sur la tête et que les jambes, tout le reste du corps, prennent le relais pour interpréter. Être celui qu’il a créé, qui vient chanter la fin pour mieux profiter de l’instant et l’éloigner, à chaque fois. Au prix d’un sacrifice christique, de l’air que la bouche déformée va chercher entre les couplets. La scène est une fontaine de jouvence: contrairement à d’autres, il est le même qu’il y a trente ans, et pas seulement pour ses cheveux. C’est ainsi: on le voit grand et élancé, et la réalité - il est petit et élancé - n’a pas d’importance. Est-ce la fin, est-ce le début, là aussi, peu importe. Il y a des gens dans la salle qui se sont aimés puis séparés, peut-être, ils ont des refrains qu’ils prennent pour eux, le temps d’un instant, ils se frôlent et retrouvent la sensation. Il y a des copains de maternelle qui vont avoir 50 ans, des musiciens qui s’enquièrent d’un roman russe qui tarde mais qui ravivera des souvenirs encore plus lointains, des émotions idoines. Il y a des membres du groupe qui s’interrogent comme d’autres se sont interrogés avant eux, d’autres qui ne se posent pas d’autres questions que d’accompagner celui du centre dans ce Voyage qu’il s’est créé, devenu Odyssée. Redevenu mortel, la chevelure emprisonnée par le bonnet, il s’inquiète, de ses petits yeux rapprochés: est-ce que ça a plu, n’en a-t-il pas trop fait? Le Christ était de pacotille et c’est très bien comme ça, également. Le début, la fin, le début, tout est affaire de perspective. Les vraies questions sont celles auxquelles on met une vie à répondre, parfois sans succès. De celles qu’il se posait il y a trente ans, lesquelles nécessiteront trente ans de plus pour qu’arrive la réponse? On ne saura jamais et c’est ainsi que la fin devient le début. Ou la fin. Bref: merci pour la musique, merci pour les cœurs.
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22/03/2018
Misunderstanding.
Je reçois ce matin un message dont je comprends tout de suite qu’il ne m’est pas destiné. Une bien lointaine amie s’émerveille de la réaction de sa progéniture qui lui avoue l’amour qu’elle porte à la fille d’un couple de ses amis, dont l’homme porte, c’est d’une banalité exemplaire, le même prénom que moi. Une fillette qui s’émeut qu’on puisse aimer d’amour une autre enfant, comme elle aime ses parents et son petit frère, c’est beau, mais assez anachronique, dans ma vie. S’ensuit néanmoins, une série de réponses jouant du quiproquo, la leurrée s’étonnant que je me dise non concerné par l’affaire, puis que je me souvienne pas qu’on fît un enfant ensemble. Le troisième protagoniste, elle, a compris qu’il ne s’agissait pas de son Laurent mais le jeu continue encore un peu jusqu’à ce que je lâche qu’à défaut d’une progéniture, son amie m’a inspiré une nouvelle, il y a bien longtemps, qui a elle-même inspiré des chansons à Sandro, mais ça c’est une autre histoire. Le plus drôle, c’est la conversation qui s’engage entre Ophélie – que je ne connais pas, donc – et moi, qui m’émerveille à mon tour, de la beauté de son prénom. Rapport à Hamlet, mon livre-monstre, à cette restitution des lettres, la plus belle scène, à mon sens (III, 1 « Les mots qui les accompagnaient étaient d’un souffle si doux qu’ils rendaient ces choses plus précieuses. Puisqu’ils ont perdu leur parfum, reprenez-les ; car, pour un noble cœur, le plus riche don devient pauvre quand celui qui donne n’aime plus. ») ? À l’héroïne rimbaldienne, à mon premier amour de jeunesse, à Lyon, histoire que la coïncidence soit plus parlante, encore ? Peu importe : le malentendu, à ce niveau, est toujours source d’imagination et, un temps, cette Ophélie fut mienne et je fus son Laurent, adoubé par une femme que j’aurais pu aimer et avec qui j’aurais pu, dans la vie parallèle d’un écrivain, faire un enfant dont l’innocence m’aurait émerveillé, à mon tour. Si faire un enfant n’était pas chose sérieuse : il y a ceux qu’on a, ceux qu’on aurait pu et voulu avoir, ceux que d’autres auraient mieux fait de ne pas avoir. Et ceux, alors, qu'on a le temps d'une conversation qui ne nous était pas destinée : "Fais attention quand tu dis à des gens que tu as des enfants avec eux."
Nous sommes tous des aliénés, mais on a des vies bien calmes.
Peinture: "Ophelia", de Alfred Joseph Woolmer
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19/03/2018
La Haine des camions.
L’image m’obsède et m’interpelle plus que jamais. La pudeur me dit de me taire mais le silence, dans la vie, l’amour et la mort sont les étapes de l’après, pas celles du pendant, de ce qui se passe, arrive ou – c’est le sujet ici – arrive de nouveau. Je pense à cette personne à laquelle la vie m’a lié dans une injonction commune, aux mots sur lesquels nous sommes tombés d’accord il y a seize ans : chacun de notre côté, in abstentia mais unis par l’homme que nous venions de perdre tous les deux, nous serions condamnés à vivre, ne serait-ce que pour lui. Récemment encore, on me disait que j’étais celui qui témoignait, recueillait, immortalisait, dans la grande ironie de la disparition. Pas par gloriole personnelle, ni même par culpabilité, mais parce que la permanence, chez moi, est viscérale et que j’ai toujours détesté l’idée que l’humanité perde un contemporain capital sans même s’en apercevoir. J’ai fait vivre en moi et partout où je le pouvais cet homme-là, je sais que ma compagne d’infortune en a fait autant. Ça a dû être compliqué de vivre au-dessus de cette histoire, de s’accorder le droit de continuer, différemment mais de continuer quand même. Ceux qui l’ont rencontrée ont dû lutter contre ce fantôme-là, omniprésent. Alors quand, avant-hier, j’ai appris que l’homme avec qui elle partageait sa vie venait de disparaître dans les mêmes conditions que celui qu’elle a perdu il y a seize ans, mois pour mois, je n’ai pu éviter la nausée, je ne peux éviter de l’écrire aujourd’hui. Il n’y a pas d’autre damnation que celle que nous partageons depuis longtemps, mais la voilà obligée d’interroger son destin alors même qu’elle n’y est pour rien. C’est injuste, profondément. Et ça m’oblige, là encore, aux forces de l’esprit, à les imaginer tous les deux se rencontrant, d’égal à égal, enfin. C’est aujourd’hui qu’elle se séparait de la deuxième personne qui l’a aimée en seize ans. Je pense à elle profondément. Et à lui ; non, à eux.
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