14/02/2018
Les deux mondes.
Je vis là ces moments où le corps se défait, où seul l’esprit prévaut : j’écris de la bibliothèque de l’Institut Universitaire Européen de la Mer, à la Pérouse, à Brest. Une bibliothèque qu’on m’a vendue pour sa vue sublime sur la rade et dans laquelle j’ai obtenu que mon petit groupe d’étudiants en BTS m’accompagne. Pour profiter, une fois dans leur vie, du calme et du décorum d’une librairie. D’un endroit où le texte est tellement sacré qu’on demande aux étudiants de ne PAS ranger les documents en rayonnage après consultation. Je les convaincs (ou les contrains, je ne sais plus), ils me suivent, mais là, deux écueils font qu’aujourd’hui, c’est l’échouage plutôt que l’échouement : le brouillard, déjà manifeste ce matin, s’est épaissi et l’immense baie vitrée donnant sur le seul élément qui les lie aux universitaires présents, donne l’impression qu’on l’a parée d’un verre opaque. Qui ne laisse rien passer. La deuxième marque d’ironie, c’est justement qu’un groupe beaucoup plus conséquent de ces jeunes gens brillants – on y fête les nouveaux doctorants, visiblement – a reçu l’autorisation que je croyais jusque là réservée aux seuls auteurs : dans cette belle bibliothèque, ils y mangent bruyamment, laissent quelques amuse-bouche s’émietter joliment. Parlent plus fort, sous l’effet du champagne, que je l’ai reproché à mes étudiants, ce matin, à Océanopolis.
Les deux mondes sont côte-à-côte, ils n’échangeront pas et pourtant, ce serait riche, je crois. Même nous, les accompagnateurs, restons en retrait : nos études sont lointaines, mais malgré tous les dénis possibles, elles ne nous ont pas menés aussi loin qu’on l’aurait voulu. Celles des étudiants que j’accompagne seront courtes et pratiques, mais elles les mèneront plus loin qu’eux n’iront jamais, sans doute, d’un point de vue géographique : chez les miens, on parle de l’Arctique, des Kerguelen, on s’envisage au long cours, mais pas universitairement. Chez les autres, je détecte une bonne éducation, mais quelques sourires satisfaits et des phrases toutes faites. Quand ils quittent par poignées la bibliothèque universitaire, ils ont entre eux les mêmes intonations, les mêmes expressions que leurs homologues techniciens. La vie est passée, en une seconde, elle les a réunis au même endroit, le temps que les uns se souviennent, un jour, qu’ils sont passés par là, que les autres n’aient aucun souvenir que d’autres qu’eux s’y sont aventurés. Moi-même ne reviendrai sans doute jamais à la bibliothèque de l’IUEM, qui ne comprend aucun livre de fiction, comme si la mer ne pouvait être abordée que rationnellement. Et l’idée même d’incarner, pour les jeunes que je forme, le monde auquel ils viennent de se confronter, me paraît plus obsolète que jamais. Il n’y a rien de grave, jamais, et surtout pas cela. Mais dans le calme désormais absolu (le temps d’écrire cette chronique et parce que la bibliothèque va fermer), ma vie est passée un peu plus, elle aussi, mais j’ai eu le temps de la contempler, un instant et, malgré les cicatrices, de trouver qu’il n’y avait pas à en rougir. Là-dessus, le brouillard aurait pu se lever et nous libérer la vue, la laisser aux plus démunis, mais il ne faut jamais trop attendre du contrat social, encore moins de l’état de nature.
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11/02/2018
François, Lulu, Régis, Henri & les autres.
Un beau soir d’été, récent, que j’étais avec son fils, mon ami, sur l’esplanade du Montana, en haut de la Montée de la grand-Côte, dans notre Croix-Rousse natale, nous avons débattu de nos grands-pères, dont on raconte encore qu’ils remontaient les Esses, un peu noircis, après avoir refait le monde. Cette idée de la permanence, il n’y a que dans les quartiers qu’on la retrouve, ou qu’on la trouvait, puisque ces quartiers, nous les avons quittés aussi, en y laissant des souvenirs, des images, des sensations. François, lui, habitait toujours dans cette belle maison de ville avec jardin, rue Bourne, dans un arrondissement où les maisons, désormais, s’achètent à prix d’or ou sont détruites, pour que des promoteurs s’y retrouvent. Il habitait à proximité du lycée où il a fini sa carrière, prof de maths incompris (forcément) mais aimé de tous ceux qui l’ont eu en classe. François, dans son allure et dans son expression, c’était l’homme cartésien, jamais soumis aux esprits animaux, toujours égal dans ses humeurs, devant les soubresauts de la vie. Rien de manifeste chez cet homme qui a gardé et lustré sa vieille Peugeot tellement longtemps qu’on n’a aucun souvenir des véhicules qu’il a pu avoir après. Ses lunettes carrés et ses costumes un peu anachroniques ne disaient rien de son extrême bonté et patience, pas plus qu’on ne saura par quels sentiments il a pu passer tout au long d’une vie qui l’aura vu passer, lui aussi, des Pentes à l’autre côté du Plateau. Un homme jugé à tort un peu effacé, face aux excentricités de son épouse, mais un homme souriant, qui semblait vous retrouver tel qu’il vous avait laissé. Un homme dont on n’a pas envie qu’il parte, que la vie se passe sans lui. De l’âge de mon père, qui me rappelle tant que l’enfance est loin, que le Col Saint-André n’est plus qu’un souvenir et que les gamins de la Croix-Rousse, maintenant, sont éparpillés aux quatre coins d’un monde rond. Je l’aurais imaginé centenaire, cet homme sans excès : sans doute s’est-il autorisé, une fois n’est pas coutume, de ne pas s’attarder dans une vie qui voyait ses amis partir l’un après l’autre. Il sera temps, un jour, de reconnaître que ni François ni mon père, ni le fils de François, ni moi-même n’avons été de bons basketteurs, mais la question n’est pas très grave, convenons-en. Moins, en tout cas, que la nécessité de resserrer les rangs de la mémoire et de l’amitié, dans ces lieux où les amis de mon père étaient les pères de mes amis.
" Sur mon banc, la serviette autour du cou, je repensais à tout ça, aux heures passées, enfant, à attendre que mon père m'emmène à la salle. Aux matches joués cent fois à l'avance, l'envie de briller, d'être reconnu. A l'adolescence, on ne sait pas encore que la déception va être l'essence de la carrière, que les gestes mille fois rêvés, réalisés à l'avance ne passent pas le cap de la réalité. Au même titre qu'on ne devient jamais l'homme qu'on s'imaginait devenir, on peut rarement se satisfaire du basketteur qu'on a été."
Le Poignet d'Alain Larrouquis, Ed. Raison & Passions, 2012.
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