30/07/2016
Les deux frères.
Ils sont nés à dix-sept ans d’intervalle, ont eu des parcours de vie différents et, pour tout dire, ne se sont jamais vraiment entendus, ni compris. Les drames qui ont ponctué leur existence ont été perçus différemment, le premier, l’initial - celui que l’un aura vécu de plein fouet et l’autre par procuration, avec, en plus, le sentiment d’être celui qui remplace – est ressorti ces derniers jours, comme souvent, à l’approche de la mort, quand des noms, des visages enfouis jusque là reviennent à la surface, dans une immense et difficile confusion des temps. L’un, le plus âgé, n’a pas compris que l’autre qui venait le visiter était son frère, celui qui reste ; il n’a pas questionné sur les cheveux disparus, le fauteuil roulant. L’autre était venu dire adieu, malgré son état, la maladie, la peur, la dépression qui pointe quand on se dit que son temps est passé et qu’on ne nous laisse plus comme horizon que le simple fait de profiter de ses derniers instants avec sa famille, avec les petits-enfants qui vont rentrer de vacances, les amis de longue date etc. Celui à qui l’infirmier qui vient tous les jours l’examiner a dit qu’il fallait qu’il intègre ce qui lui restait de bien – pas de sonde ni de perfusions, une hospitalisation à domicile, sa femme, ses enfants, les enfants de ses enfants pour l’entourer – plutôt que de voir le verre de la vie aux trois-quarts vide. C’est difficile pour tout le monde, la fin de vie, mais celle du benjamin est plus belle que celle de son frère, cadavre pas encore reconnu par une administration qui ne tient guère compte du concept de dignité, le seul valable, dans ces moments-là. Le benjamin, lui, a fait part de ses volontés, sait que quand il quittera son domicile, ce sera pour ne jamais y revenir, mais pour être accompagné dans l’au-delà. Avec empathie et humanité. Des médecins lui ont promis qu’il ne souffrirait pas, on les croit, on sait qu’ils en ont l’habitude, qu’ils savent, eux aussi, comme lui le dit au quotidien, que vivre, ce n’est pas ça. On l’a compris et on l’accepte, par effet-miroir : on ne voudrait pas de ça pour nous. Mais on l’implore d’accepter de ne pas mettre la charrue du croque-mort avant les bœufs qui passent – cachez vos rouges tabliers ! – de prendre le temps des au-revoir, des discussions qu’on n’avait jamais eues avant, celles qui donneront la force de continuer et détruisent, d’ores et déjà, l’idée même de regret. Le frère aîné, c’est autre chose : on lui souhaite, à ce stade, de vérifier ad patres que ce à quoi il a consacré sa vie se valide au-delà. Qu’il y retrouve ceux qui attendront le petit, encore un peu : les parents, la sœur chérie, le grand disparu, qui verra arriver un homme qu’il n’a même pas connu enfant. On se rassure comme on peut – religion, philosophie ou mysticisme – quand la camarde s’annonce sans aucune gêne. On ne s’immisce pas dans ce qui se passe, même sans mots, entre deux frères qui ramènent soixante-quatorze ans de vie commune, quelle qu’elle fut. Se construire contre, c’est se construire avec, prenez ça comme vous l’entendez. Il reste deux corps, l’un qui lutte, l’autre qui a lâché, et surtout deux êtres, l’un que l’on retient, l’autre qu’on aimerait voir parti, puisqu’il l’est déjà, de fait. Et la définition de ce que c’est que la fraternité. C’est à la fin de sa vie qu’on mesure la grandeur d’un homme, et de ce qu’il a fait de bien. C’est justement ce moment qu’il convient d’organiser, et de vivre en plein. The rest is silence.
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04/07/2016
Aurélia.
Une photo qui passe, parmi des milliers d’autres, sur les réseaux sociaux : on y voit un bassiste jouer sa partition, à l’abri d’un rempart de fortune, qui évite la déperdition du son, j’imagine. Il a la cinquantaine tranquille et robuste à la fois, la basse noire bien en place, la tête penchée sur le manche, il répète des gestes qu’il pratique depuis plusieurs dizaines d’années, maintenant. L’intérêt de la photographie, c’est qu’elle est prise juste derrière la tête du batteur, qu’on reconnaît à ses lunettes autant qu’à ses charlays. C’est l’axe, qui importe : on voit jouer le bassiste à travers le regard du batteur et autant que la session rythmique, c’est l’histoire de ce duo-là qui interpelle. Le fait qu’il joue et enregistre dans la mansarde de la Casa Musicale aussi, aves ses vieux sièges rouges de cinéma, son acoustique particulière. Il joue pour ce groupe de jeunes composé exclusivement de quinquas dont j’ai déjà parlé ici, qui mène la barque potache jusqu’à son deuxième album, en trois ans, ça n’est pas rien. Le samedi on rentre la batterie, la basse, la guitare et les voix, le dimanche on mixe et le lundi on masterise, plaisantait l’autre jour la voix du combo. Ils ne m’en voudront pas, tous, de voir un signe supérieur encore à la sortie, en 2016, d’un album rock. Quelque chose de l’ordre, chez moi, du prégnant, de la démesure. Les deux qui se font face, sur la photo, ont été de l’aventure, il y a très longtemps, d’un groupe et d’une histoire qui ne m’ont jamais quitté. Dont j’avais juré, il y a longtemps, d’écrire le roman, une longue fresque historique, un pan d’histoire à partir d’une autre photographie, jaunie celle-ci. Ce que j’ai fait, avant qu’on me rappelle à l’ordre et à une discipline qui m’avaient manqué, dans l’écriture. Pas totalement non plus : on est toujours plus exigeant envers soi-même quand on parcourt les tombereaux d’insanités qui peuvent être publiés, mais on se perd aussi parfois, quand on aspire à un type de littérature qu’on trouve encore chez certains autres… Tout n’était pas à jeter et pourtant, c’est ce que j’ai fait de ce manuscrit imposant, une somme équivalente à l’ensemble de mes romans précédents, pour dire. Elle ne m’a jamais quitté non plus, cette petite fille qui donnera son nom au roman. Parce que la Région Rhône-Alpes, qui m’a aidé dans la mise en place de ce projet, attend qu’il sorte. Parce que ce sera mon dernier travail avec mon éditeur historique, contemporain capital de mon existence depuis janvier 1998, parce que c’est le roman que je DOIS écrire. Il est écrit, il suffit de le refondre, d’en limiter les actions, d’en recadrer le début. J’ai trop dit que j’allais m’y mettre, j’ai sans cesse reporté. L’île singulière devait me recadrer là-dessus, pensais-je, sans savoir qu’ici, la précipitation n’existe pas. Il n’y a rien de pressé, jamais, sauf quand on considère que le temps est venu. Il est là. Tout entier contenu dans une photo anodine parue dans l’immensité d’un réseau virtuel.
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03/07/2016
Cent-unième.
101-
Et puisque j’en termine, qu’il soit ici noté
Qu’il y a aujourd’hui huit jours, pas un de plus
Que j’entrepris d’écrire mes cent et un sonnets
Une semaine folle à suivre l’ambitus
Oronte, vaniteux, a déjà fait rimer
Le ridicule fat et le mépris abstrus
Du peu de temps passé s’est déjà protégé
Mais le temps à l’affaire ne fera rien de plus
Si la rime ne sert que le rang de l’auteur
Si une telle somme n’a comme profondeur
Que l’écume des choses, propos vains, surannés
Mais puisque c’est à toi que s’adresse, lecteur
L’objet d’une folie autant que d’une ardeur
Je te l’écris ici : je n’ai fait que passer
Extrait de "101 sonnets de ma vie quotidienne", à paraître.
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02/07/2016
L'estivant.
J’habite au cœur d’une ville qui ne s’arrête jamais, dont l’été s’écoule au rythme des fêtes, des défilés, des joutes, des festivals qui s’enchaînent. D’ici quelques jours, les voix vives de la Méditerranée s’exprimeront sous mon balcon, sur la place centrale : j’en écouterai des bribes, m’agacerait d’autres. L’impression est étrange d’habiter en vacances : pour la première fois de ma vie, je languis que celles-ci se terminent, pour que la ville reprenne son calme, la douce indolence des belles soirées du début de l’automne. Qu’elle ne soit plus qu’à moi, pas aux dizaines de milliers d’estivants, même pas éternels. C’est égoïste, je sais, mais à la fois, je mets mon temps libre dans la balance ! Et je maintiens le minimum d’air et de frais qu’il me reste, ici, vis en décalage avec les vacanciers, dans mes horaires de plage, d’activité, de travail. J’ai terminé ma première année professionnelle au beau milieu de l’étang de Thau, en barrant moi-même la baleinière, puis en fêtant ça dans des endroits que je n’aurais jamais découverts si on ne m’y avait pas invité : des petites merveilles préservés, en bordure de l’eau, à dix mètres. Des cases africaines, réinventées, aménagées, cachées derrière une végétation luxuriante. Un Sète intime, auquel j’accède, puisqu’on dit de moi que j’en ai l’esprit. Je prends, avec plaisir et humilité. Et je garde les yeux grand ouverts.
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