28/06/2014
Les Destriers de la pédale.
Beaucoup de choses ont été dites, déjà, sur le « Tombeau pour Luis Ocaña » d’Hervé Bougel et je ne rajouterai rien d’intelligent sur la lecture de ce petit livre resserré, écrit en soixante-et-onze fragments et revendiqué à la première personne du singulier. Un parti-pris qui décide de la façon dont Bougel, qui doit pratiquer, entérine la souffrance du coureur, sa façon de la dépasser quand il est un grand champion, la fatalité qu’elle revienne, après, dans la solitude d’une chambre d’hôtel, d’une émulation mal digérée. On est déjà, avec Ocaña dans la complexité d’une identité : né sous l’Espagne franquiste mais élevé en France, il ne trouve d’équipe professionnelle qu’à la condition de reprendre sa nationalité espagnole. On est en 68, et l’homme, un peu ombrageux, acquiesce, mais fulmine. Arrogante. C’est l’adjectif avec lequel Bougel attire le lecteur, d’entrée, pour ne pas le lâcher, tout au long de l’échappée : Ocaña enfant frêle, pleure de rage de souffrir quand son père reste stoïque, éructe quand le Cannibale domine des courses qu’il voudrait gagner. Toutes. Il finira par le « dégorger, comme une bête. »
Le fragment 44 nous le confirme - « Je devins terrible au mal. J’appris à me composer une figure » - ce n’est pas tant le coureur qui intéresse l’auteur, mais la façon dont on s’accommode des sacrifices de la carrière, de ses intensités et de ses déceptions. Le cyclisme est un exercice perecquien, dans la bibliographie (« Quel petit vélo à guidon chromé au fond de la cour ? ») et le rapport à l’enfance. Au fil des fragments, on se demande si ce n’est pas l’identification au champion qui fait le sujet, si on n’est pas dans Bougel sur un vélo se prenant pour Ocana : de la part d’un homme qui a revendiqué son transfert – littéraire – avec Alain Larrouquis sur 193 pages, vous pouvez me croire, même si ça n’a aucune espèce d’importance. Ce « Tombeau » là se lit facilement parce qu’il est court, mais il faut le reprendre, régulièrement, ne serait-ce que pour ne pas arriver à la fin : dans la réalité, elle est connue, l’homme se donnera la mort vingt-deux ans après avoir bouclé la Boucle. Qui n’a rien vu de sa douleur, mot récurrent de l’ouvrage et inhérent au cyclisme, de son corps meurtri, quand il était champion, ne pourra pas comprendre la portée de son geste, pourtant banal, presque, dans le milieu, quand les acclamations se sont tues.
J’ai écrit en 2001, pour l’artiste Emile Parchemin, qui dessina le plus beau Jalabert (à l’encre, s’il vous plaît !) jamais vu, en vignette, ici. Emile, en cuissard, sur la cuvette des toilettes, porte ouverte, lisant « l’Equipe », récitant les vainqueurs du Tour, dont Luis Ocaña, alors. J’ai recensé le vocabulaire du cyclisme, des suceurs de roue : des blaireaux, des cannibales, des aigles de Tolède ou des perruches, il faut en avoir avalé, des kilomètres de bitume et des noms d’oiseaux pour savoir que le premier moteur de l’exploit, c’est l’identification, que c’est en s’imaginant des concurrents féroces et des coéquipiers modèles qu’on va au bout de nos forces, et accessoirement en haut de la côte, le bidon de lait arrimé au guidon, les courses du jour dans la sacoche. Bougel ne tombe pas dans le piège du passéisme à bicyclette: il est dans les boyaux de la littérature, son écriture est sèche et perçante comme une attaque en fausse montée. Pas un mot de trop, classe.
Editions la Table ronde, 12€
11:14 Publié dans Blog | Lien permanent
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