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11/11/2013

La Violoncelliste.

Clara et l'onl.jpgUn orchestre national, c'est une allégorie du pouvoir politique, moins la force: sinon, les contrebassistes – j’y reviendrai - seraient devant, d'office. Là, je regarde la petite violoncelliste, installée, au gré d'une hiérarchie savamment étudiée au troisième rang de ses confrères, légèrement décalée à droite, à la septième place, dans une espèce de no man’s land entre les altistes et les siens. Assez loin du premier violon que, rituellement, le chef d'orchestre vient saluer à son arrivée. Rien pour la distinguer d'entrée, donc, à part le vert du cahier qui contient ses partitions. Et le léger décalage qu'elle a sur les autres, oh, pas musicalement, mais dans le fait de se lever, justement, à l'entrée du directeur de jeu. Marque symbolique de son effronterie ou de son étourderie, on ne le saura jamais. Le récital commence, elle est là parmi les cinquante, peut-être, musiciens de son orchestre des jeunes, l'apparence est soignée, les talons hauts, on la revoit dévorant un bout de gâteau au chocolat pendant l'introduction d'un morceau poignant. Comme une revanche de la vie. Là, elle est dans la projection de ce qui pourra lui arriver de mieux, plus tard, quand elle aura avancé de trois rangs, quand son regard pourra croiser, dans le jeu, celui du violoniste d'en face, un poil satisfait. Elle joue, de loin on voit le ballet des archets qui défouraillent en parfaite harmonie, s'agitent simultanément sur les manches et produisent un son qu'un homme a pensé plusieurs siècles en amont. Sans qu'on sache ce qu’elle  en pense par ailleurs: difficile, chez l'instrumentiste, de dissocier la dimension technique et le travail qui s'ensuit, qu'on l'a vue fournir, entre deux temps de répétition, au détriment du reste, des choses de son âge comme du devoir de philosophie en attente. Un peu comme le Peer Gynt qu’elle interprète, mais là non plus, elle n’en sait sans doute rien. Comme elle ne connaît certainement pas les cinq percussionnistes, tout là-haut, qui détiennent eux, pour le coup, le pouvoir de tout transformer en immense cacophonie. Comment ne pas penser, en voyant ce jeune homme s’emparer des cymbales, à celui qui en savait trop :« un simple coup de cymbales et voilà bouleversée la vie d’une famille paisible ». Comment ne pas se dire que le sixième contrebassiste, celui le plus proche de la porte de sortie, côté cour, va chercher à se démarquer et, d’une fausse note  - qui rappellera à tous que son instrument, c’est la voix de Papa dans le corps de Maman – avouer enfin l’amour qu’il porte à la soliste (c’est du Süskind). Mais non, il ne se passe rien de tel : on verra même le percussionniste poser sagement (et prudemment) ses cymbales puis, plus tard, proposer un sifflement aérien époustouflant. Tout est harmonie, dès ce jeune âge : les soli proposés au hautbois, à la flûte, à la trompette, ces moments suspendus pendant lesquels un individu se sort d’un collectif pour mieux le servir et ainsi toucher au Sacré, ma petite violoncelliste ne les connaîtra pas, pas ici, pas encore. Mais à l’entracte, son monde va changer, néanmoins : on fait entrer de plus jeunes qu’elle, encore, qui s’installent sagement là où elle était assise juste avant, et elle avance. Elle est à la droite, en regardant la scène, du chef, à portée de baguette comme, de temps en temps, je suis à portée de son archet, sur mon tabouret haut : deux mondes, deux parcours, mais une même personne. Elle joue en première ligne, du coup, plus rien ne la protège du regard des autres. Ça tombe bien, la pièce proposée, une danse polovtsienne, offre le seul moment de solitude des violoncelles, quelques petites secondes pendant lesquelles on les laisse atteindre le sublime qu’ils représentent, toujours, à mes yeux. Enfin délivrés de leurs encombrants voisins violonistes, toujours en nombre. L’ensemble reprend, mais on l’a entendue, parmi les autres. Il se passe quelque chose d’intemporel, une suspension de l’espace-temps, on entend autre chose que la musique, dans les interstices. L’imaginaire romanesque est toujours là – comment ne pas rapprocher, dans la rivalité qui les oppose, les deux beaux Apollon, chevelus et barbus, l’un au 3ème rang des violons, l’autre en chef de file des contrebasses, tous deux amoureux de la jolie joueuse de caisse claire, l’un sûr de son éclat, l’autre persuadé que les amours de sessions rythmiques doivent rester entre elles – mais il est ramené au silence qui suit chacun des morceaux. Jusqu’à ce finale enlevé, puissant, collectif, cette levée des archers qu’il faudrait presque écrire comme ça, cette jouissance ultime du chef d’orchestre qui, tout à sa joie, prend la main de la petite violoncelliste à sa droite, remarque ses yeux rieurs et frondeurs à la fois et la présente au public, qui applaudit à tout rompre. Le triomphe n’est pas personnel, mais il est une marque, une étape. Quand les musiciens sortent, très vite, de l’auditorium et qu’ils retrouvent leurs familles et leurs amis, ils ne sont plus que des adolescents comme les autres, mal habillés après l’avoir si bien été, avec leurs baskets plates, les escarpins dans le sac. Qui n’est pas à dos : les dos des musiciens sont toujours, au dehors, encombrés de leur compagnon de route, rhabillé lui aussi. Il reste l’intensité d’un instant, celui que je ne vivrai jamais à ce niveau mais que je comprends pour le vivre au mien, de temps en temps, la petite violoncelliste à mes côtés.

Photo: © Florent Geninatti 

 

11:59 Publié dans Blog | Lien permanent

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