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18/04/2013

Rirette & Polyves (épisode 2)

Et c’était comme s’il les dézinguait, les problèmes, son bel homme au blason clair et à la chemise de lin ramenée de là-bas. Ceux qu’ils ont eus, ceux qu’ils auront. Rien ne lui paraissait plus évident que de rester à un mètre de lui, le laisser mettre en joue les obstacles, derniers remparts du monde de vieux qu’il éreintait de ses articles et aphorismes. Puisqu’il la lui fallait, la lune, il n’avait aucun scrupule à la demander. Mieux, à la décrocher. Pour ne pas commettre les mêmes erreurs que son père. Ses errances, quand il partait au beau milieu de la nuit, hanté par les fantômes de sa propre trahison. La lutte des classes commençait là, avait-il expliqué à Rirette, au sein de sa propre condition : réussir, oui, se renier, non. Rirette acquiesçait, parce qu’elle aimait que son angry young man s’élève contre les injustices du monde. Elle l’aurait suivi dans tous ses combats, de toute manière, depuis qu’il lui avait envoyé d’Italie les plus belles lettres qu’il lui enverra jamais. Qu’il signait d’un « bien à vous » qui comprenait le plus bel amour du plus bel âge, sauf pour lui. Tous les deux, au stand de tir, composaient le couple parfait, qu’on regarde encore pour sa tenue et sa jeunesse, pas celui qui montre les signes de l’habitude et du loisir forcé. Ils n’étaient ni plus beaux ni plus amoureux, mais ce qu’ils avaient en commun était unique : il la comptait comme sa première lectrice, lui confiait les doutes de son work in progress. Récemment, il lui avait parlé du philosophe sur lequel il écrivait un article, qui avait édicté sa métaphysique par la pratique du ski. Sans l’ivresse de la descente et de l’inconscient. Quand il traitait de vieux imbéciles les philosophes sur lesquels ils avaient travaillé, elle riait de bon cœur parce qu’elle savait qu’elle tempérerait, tant qu’il n’aurait pas construit son système à lui, celui qu’on nommerait par un adjectif dérivé de son patronyme. Ce nom cinglant à deux syllabes par lequel elle aimait l’appeler. Elle acceptait l’exigence du politique, cet engagement fort qui percute le couple. Il aimait qu’elle ne s’efface pas, qu’elle formule ses positions, quitte à agacer les camarades. Qu’elle s’auto-suffise sans rien lui redevoir. Ils se construiraient ainsi, une entité aux vecteurs distincts. Et les ennemis qu’il alignait, là, c’étaient les fantômes qu’il avait peur de voir ressurgir. Et pas ceux du manège d’à-côté. La fête foraine, chez Polyves, était un exutoire, une façon d’être proche du peuple sans avoir à se justifier. Quand il y emmenait Rirette, il se sentait léger, loin de toutes les préoccupations du Parti et de la philosophie. Chaque année, il guettait le même marchand pour itérer d’une unité, disait-il, son traité d’ontologie gaufrologique. Délaissait les manèges trop bruyants pour les sports d’adresse, où il défiait toute vraisemblance en dégommant les boîtes de conserve ou les têtes de pipes. Une question de concentration, pour lui : à quoi lui servirait sa distance s’il ne la mettait pas à profit, y compris pour les choses les plus anodines ? S’il fallait qu’il montre de l’adresse au tir, il la montrerait. Ça signifiait à ceux qui l’approchaient qu’il ne s’en laisserait pas compter. Que sa jeunesse ne passerait pas comme les banquiers l’entendaient : qu’elle s’effondre ou se déchire, il en userait pour faire passer de ce qu’il compte mettre au monde. Pour venger son père et se libérer lui. A chaque fois qu’il appuie sur la gâchette, Polyves, il pense que le monde est sciemment voilé, comme la carabine qu’il a en mains, que c’est son strabisme qui corrige le tir. Le redresse et l’oriente. Et commence la Révolution. Aux bras de Rirette, à la fête foraine. Contre les mandarins, les apparatchiks. Les poètes aux effets cousus de fil rouge. Ils lui feront payer sa panoplie de Normalien, il rendra coup pour coup, opposera sa légitimité à celle qu’ils lui contesteront. Ils se méfient des traîtres ? Il se méfie de ceux que l’on a en nous et c’est plus juste, au final. Tout ce qui est personnel se rattache à la lutte, la connaissance est liée à l’action. Tiens, l’affidé ! Prends ça, le laquais ! On ne se bat pas seulement avec des idées, on se bat avec le Parti pour qu’il évolue et ne se fourvoie pas. Rirette le regardait et le trouvait beau. Elle pensait aux enfants qu’ils auraient, à la Bretagne qu’il voulait lui montrer. Elle ne le garderait pour elle que quand il en aura besoin, l’extirperait des griffes de ceux qui le phagocyteront pour de mauvaises raisons.  Ils auraient le temps pour eux, un temps réel, pas détruit. Elle suivrait les avancées de ses romans, le conseillerait sur tel ou tel personnage, repérerait sans rien dire le caractère de tel ou tel de leur entourage. La jeune et cassante amie de son petit camarade. Le poète perfide. Derrière le franc-tireur, ils la trouveraient elle, en deuxième lame. Ce qu’ils lui feraient subir, elle le leur rendrait au centuple. 

17:51 Publié dans Blog | Lien permanent

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