17/04/2013
Rirette & Polyves (épisode 1)
Elle le trouvait beau comme un Dieu grec malgré son strabisme. Convergent, qui lui donnait l’air mystérieux quand celui de son ancien-cothurne donnait l’impression qu’un de ses yeux disait merde à l’autre. Elle aimait ses vestes en tweed, son élégance, ce que lui appelait son dandysme d’occasion. Depuis qu’ils étaient ensemble, ils n’avaient manqué de rien, surtout elle, qu’il couvrait de cadeaux et de surprises, comme cette soirée à la fête foraine. L’occasion de manger quelques marrons, de boire du vin bourru. De s’essayer à la carabine, surtout. Quand il tirait, lui avait-il dit, il se concentrait sur ses ennemis intimes, et Dieu sait qu’il n’en manquait pas. Un jeune type aussi brillant ne traverse pas s les strates d’un Parti sans générer d’inimitiés. On l’avait prévenu : le Parti, c’est un intellectuel collectif, il ne serait jamais qu’un parmi d’autres. Dont les productions devraient être conformes aux attentes. Tout Normalien et accrédité qu’il était. Par rapport à l’ensemble, il était le seul à détenir autant de ressources scolaires, une telle polyvalence : philosophe, sociologue (ah, son fameux espoir de la sociologie, malheureusement pas de la nôtre !), critique littéraire, journaliste et romancier, ça lui donnait les moyens d’une relative autonomie, et les autres n’aimaient pas ça. Ces autres qu’il dégommait pipe après pipe, à la fête foraine, devant Rirette, admirative. Pas d’abdication du moi, a-t-il grommelé, un jour. Il avait adhéré jeune, s’était construit en marge, avait développé une ligne qui lui semblait la bonne : de la fidélité, pas d’assujettissement. Même si, à l’époque, le Parti se caractérisait par son hostilité à ce qu’il représentait. Pour lui, c’était l’occasion de retrouver le réel, de s’attaquer à l’appareil scolaire, qui l’avait sauvé lui mais en rejetait tant d’autres. Rien d’irréalisant, c’était sa devise, qu’il fallait saisir. Conscient que son image dérangeait, qu’on le soupçonnait, déjà, d’être double : comment concilier l’intérêt collectif et la création ? Même son couple dérangeait : Rirette était si vivante qu’elle en devenait douteuse aux yeux de ceux qui ne voyaient les femmes que comme le prolongement des maris. Si Rirette ne tirait pas à la carabine, ce n’était pas parce qu’elle n’avait pas à le faire, mais parce qu’elle préférait le voir faire, lui, la Maryland vissée à la commissure des lèvres. Ils étaient si bien, elle calmait sa révolte, il lui ouvrait la voie d’une intelligence plus sensible qu’il ne le laissait percevoir. Ils faisaient l’amour divinement et quand ils n’étaient pas là l’un pour l’autre, ils s’écrivaient la façon dont ils se le feraient s’ils étaient là. Il n’y aura pas de plus belle chose pour nous que notre amour, lui avait-il écrit d’Aden.
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