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06/06/2012

Les roannaiseries du promeneur solitaire.

IMG_0868.jpgChristian Chavassieux s’ennuie et marche. Mais il ne marche pas pour ne pas s’ennuyer : il n’a rien plus en horreur que l’activité vaine. Alors, quand il marche, il lit. Et quand il écrit, ce qu’il ne peut faire en marchant, il convoque les souvenirs qu’il avait, enfant, quand il arpentait les rues d’une ville qui n’était pas encore la sienne, mais qu’il vient de préempter avec force et maestria, via « J’habitais Roanne », un ouvrage dont je signale tout de suite qu’il est essentiel aussi à ceux qui n’y habitent pas. Une somme conséquente, érudite jusqu’à l’érosion, ponctuée de notes qui pallient ce que le rythme du récit ne supporterait pas. Un roannais y retrouvera une géographie exhaustive de sa ville, reprenant toutes les œuvres parues sur elle et dessinant un travail de recherches titanesque. Un étranger - comme on l’est parfois d’une ville dans laquelle on est né mais qu’on n’a pas regardée – s’arrêtera sur l’entreprise, auturbographique, pour inventer un mot. Daniel Arsand, en quatrième, appelle Gracq, Sand ou Colette pour désigner ce désir absolu d’intégrer les lieux de sa mémoire dans l’œuvre en train de se faire. C’est à Nizan pour sa « présentation d’une ville » (Bourg-en-Bresse) ou pour « le Cheval de Troie » (Villefranche-sur-Saône) et à Rousseau que la lecture de cet opus m’a renvoyé. Nizan pour la précision entomologiste des strates de la ville : Roanne, ville ouvrière, sombre et abandonnée, qui recèle en son sein, néanmoins, des énergies et des humanités incroyables. Qui ne se révèlent pas seulement, nous dit-il, une fois qu’on en est parti. « La petite mère a des griffes », disait Kafka de Prague : Chavassieux manie l’enthymème – je sais qu’il y tient – part du principe qu’il faut des perdants qui y restent, dans cette ville. A lire son travail, on se demande bien quelle est la tête des gagnants, et on se convainc, avec lui sans doute, qu’il y a bien des perdants magnifiques. La balade historique qu’il nous offre en 290 pages est un leurre : il dira tout de sa ville, hors ce qu’on en sait déjà – son choix d’éluder les lieux les plus connus est éloquent. Mais en filigrane, c’est une mémoire qu’il reconstitue, la sienne. Le genre autobiographique est une entreprise difficile, qui ne supporte pas les miasmes de l’orgueil. Pas une seule fois dans ce récit, dont les noms de places et de rues m’échappent et auraient pu me lasser, je ne me suis ennuyé, tant la force du J’, puisqu’il le préfère au Je, est grande : on a l’impression que défilent sous nos yeux de lecteur des époques et des figures, on attrape, ici et là, quelques noms connus dont il ne fait pas la publicité : pas le genre de la maison. Qu’il associe à d’autres, dont les locaux se rappelleront, que lui ravive, en tout cas, pour qu’aucune forme d’oubli ne soit possible autrement que par paresse. Chavassieux, dont je connais l’exigence, ne rate rien : pas un pan d’histoire ou d’anecdote, pas une analogie à un siècle d’écart (la perception de la ville par Simone Weil, ses engagements, cent ans, peut-être, après Flora Tristan). Il provoque – pour « faire venir », dit-il – digresse, intègre chapitre après chapitre un quartier, une période, qu’il mêle à ses mémoires, puisque l’exercice est celui-ci. On le voit passer de l’enfant rêveur aux semelles de Gitane - qui délivre les chèvres du piège d’un grillage ou qui s’offusque, dans une scène aux mots à tomber, du racisme qu’on a bien dû inculquer aux êtres dans lesquels il ne se reconnaît pas – au jeune homme qui séduit la future mère de ses enfants au sein d’un collectif d’artistes, dans la maison de la Turne. Aucune mélancolie, pour autant, sinon le juste bilan d’un homme qui a passé la cinquantaine et qui veut s’excuser du peu qu’il a fait mal (« C’est peut-être pour cela que je l’ai revue, que je l’ai aimée : dans le même désir de la faire rire éternellement. Elle l’aurait mérité. Le paradoxe est que je l’ai tant fait pleurer. ») Mais qui a tout tenté : dessin, animation, festival de SF, cinéma, poésie… Avant d’en arriver à la littérature du calme, celle de la maison à l’extérieur de Roanne (d’où l’imparfait du titre), de son Clos. Il remonte, cycle après cycle, ce qu’il appelle « la noria de sa vie », construit son trajet « vers la clarté », dit-il. L’écriture est retorse, se cache derrière son impeccabilité lexicale et syntaxique. Comme dans ses romans, dont il délivre dans « J’habitais Roanne » et le processus d’édition et l’importance topologique, elle ne se laisse pas conquérir sans abandon. Sans rêverie, puisque, à l’instar des chats et de Jean-Jacques, c’est aussi un genre qu’il affectionne. On se promène donc dans Roanne, c’était voulu, avec ce livre-là, mais on aura vite oublié la fonction référentielle de l’ouvrage – sauf à y replonger par besoin – et gardé sa visée pointilliste. La réminiscence, des peupliers noirs et des Cèdres du Liban du Lycée Jean Puy, le rapport au fleuve omniprésent, « chat obèse alangui ». Ce n’est pas à un helléniste qu’on va apprendre qu’on ne se baigne jamais deux fois dans le même cours, et que – puisque les parents de Barbara ouvrent quasiment l’ouvrage – « on ne devrait jamais revenir au temps béni du souvenir ». Sauf, comme dans « J’habitais Roanne », quand on s’y attelle avec l’apparente impavidité du chercheur. Trompe l’œil, et le bon.

J’interrogerai Chavassieux sur la portée sémiologique de sa première personne, qu’il relègue toujours derrière d’autres. Mais je dois dire, en dehors de toute amitié, que ce livre m’a époustouflé : par sa rigueur, par l’entreprise elle-même, qui surprend même son auteur au fur et à mesure que le livre, comme le piéton, avance. Atteint son but. J’ai lu ce livre en étranger et pourtant y ai retrouvé, dans un mode différent, la mémoire reconstituée qui préside ma propre nécessité d’écrire. Je ne lirai que plus tard, demain, un autre jour, les préfaces et postfaces qu’il affectionne et que – déférence gardée envers ceux qui les ont écrites – je n’aime pas. Reprendrai, puisque la permanence est là, également, l’étymologie de « éponyme », que j’aurai donc mal utilisé dans « Marius Beyle » : ça tombe bien, il est toujours temps d’apprendre et de se corriger. Et méditerai longtemps ce contre-hamlétisme quinquagénaire : « Il faut parfois, une vie entière, accepter de n’être que ce que nous sommes. »

"J'habitais Roanne", Thoba's Editions, 19€

photo: autoportrait de l'auteur en marche, collection privée.

10:40 Publié dans Blog | Lien permanent

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