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10/05/2012

Dumping & vide-ordures social.

des clous.jpgTatiana Arfel n’est évidemment pas la première à s’attaquer à la logique destructrice et autodestructrice de l’entreprise. François Emmanuel, entre autres, dans « la question humaine » faisait déjà l’analogie, perçue par un psychologue d’entreprise, entre les mécanismes nazis et les « team buildings » censés souder des êtres entre eux en les soumettant à concurrence. Dans « Que les gros salaires lèvent le doigt », il y a trente ans, Granier-Deferre nous faisait grincer les dents sur les nouvelles méthodes de management, direct from the States. Anglicismes souhaités. Comme dans « Des clous », trois-cents pages d’un passionnant roman choral, qui met en scène un procès stalinien qui ne dit pas son nom : six employés de la firme HT (contraction de Hautfort, son créateur et maître) se voient sommés de suivre un séminaire de remotivation dont la finalité est déjà décidée : licencier ces improductifs  sans indemnités. Pour faute grave. Sauf que dans ce cas précis, l’opération - diligentée par Sabine, DRH et animée par Denis, un comédien raté qui a falsifié son CV pour prétendre au rang plus rémunérateur de coach d’entreprise – vise à faire en sorte que les déjà-condamnés dénoncent eux-mêmes leurs manquements à la norme. Une norme ultra-procédurière, totalitaire : chez HT, par cercles concentriques, mais aussi par électrodes et tests de personnalités, on demande aux employés de rationnaliser leurs pensées (« Vous êtes trop pleins de vous-mêmes »), leur corps,  leur vocabulaire. De dissocier le temps donné à l’entreprise de celui qu’on lui prend : plus de contact humains, une hiérarchisation de tous les instants et une condamnation immédiate de toute faiblesse. Plus de vie privée, non plus. Toutes les références sont évoquées dans le roman, à travers les pensées des protagonistes. Quand on pense « 1984 » - la novlangue ou le Ministère de la Pensée – elle le dit, via un de ses personnages, Sonia, linguiste de formation et confrontée, entre autres, aux affres du Protocole de Vocabulaire purifié. Auquel, par jeu, on confronte les plus beaux textes littéraires, par souci d’efficacité. L’efficacité, maître mot de l’entreprise : chez HT, les yuppies se nourrissent de la reconnaissance de leur chiffre. Par ceux qui la leur contesteront juste après. Les enthymèmes énoncés sont ceux des Sonderkommandos : dénoncer avant de l’être, survivre à celui qu’on abat. 84, donc, mais aussi « Le Meilleur des Mondes », « Les Temps modernes ». "Huis-Clos" et les pupilles d'Estelle. Jusqu’à l’ironie d’un Bertrand Cantat dénonçant les hommes pressés. Le roman se construit par cercles, on suit les évolutions des « non-conformes » et des « conformes », comme annoncé en page de garde. Comme dans les tragédies. On suit l’évolution, d’abord sur plusieurs années (98/2004) des personnages suivant leur ordre d’entrée dans l’entreprise. Le rang compte peu dans cette histoire : on condamne aussi bien en cuisine qu’en RH, au motif bien connu qu’il faut se séparer de ses collaborateurs avant qu’ils ne conspirent. Ça a marché à Athènes, à Rome, à Berlin, à Moscou, ça marche à Paris, aussi. Cette capitale d’une France que Hautfort déteste pour cette manie qu’elle a de protéger encore le « matériel ». La main d’œuvre. HT est une allégorie de ce que l’homme fait de pire, sous sa plus belle figure : racisme, misogynie, homophobie, harcèlement. Le tout dans une atmosphère feutrée et aseptisée, puisque même les plantes vertes n’en sont plus.  Les réunions se tiennent dans des salles qui portent des noms de Dieux : Jupiter, Uranus, Pluton… C’est un des grands trucs du libéralisme sauvage que de s’abriter derrière la mythologie. Arfel aurait pu se contenter de dénoncer un monde qu’elle n’aime pas mais qu’elle a vraisemblablement étudié de près, mais elle fait mieux : elle montre, dans l’avancée narrative, comment ce poison-là de l’amoralité chemine chez les plus faibles d’entre eux, à commencer par ses victimes. Quand il leur est donné de se défendre ou de riposter, intelligemment, quand on leur permet d’opposer, puisque ce sont les concepts qui s’imposent, l’humanité à la barbarie, ils hésitent encore, se défaussent, regimbent. On ne se défait pas facilement de tels mécanismes d’auto-évaluation auto-humiliants :  à force de diagramme de Lurgh et de théorèmes de l’agrafeuse, Sonia a arrêté de lire, Laura de faire du sport, Rodolphe n’avance pas dans sa thèse, Francis dans sa tête… Denis, même, manque de basculer : dans le bar qu’il fréquente habituellement, il lui semble se revoir avec ses amis comédiens, par effet de miroir, et ne pas se reconnaître. Il faut une aide extérieure, nous rappelle « Des Clous », des compagnes ou des maris, des enfants, des bistrots à l’ancienne. Les bourreaux, eux, ont tous une faille, mais ils en ont fait une force, dans ce système moins exigeant intellectuellement qu’il ne l’est socialement : Sabine, l’arriviste, est fille d’un ouvrier, militant PCF, qui s’est tué à la tâche sans rien obtenir. Par revanche, elle incarne tout ce que contre quoi son père a lutté. « Stéf le killer », meilleurs ventes de tout HT, est un être faible, qui cache ses angoisses sous des allures de matamore. Hautfort, lui, s’autoproclame démiurge, mais n’a pas su retenir sa femme, dix ans avant. A tous ceux-là, oui, « la vraie vie fait peur »… Les deux « classes » vont se jauger et le mérite de « Des clous » n’est pas seulement – sans rien dévoiler de l’intrigue, ni du mort, ni du résigné – de rassurer le lecteur sur l’humanité elle-même. C’est de montrer les sauveurs de cette humanité sous des apparences de sans-grade, d’immigrés, d’éducateurs spécialisés, tous capables pourtant - puisque "l'homme sans beauté va mourir" - de réciter qui du Ionesco qui tel conte berbère. Le lapin pressé d’Alice n’importe pas quand on lui oppose Roman & Sélim, à qui on a pourtant tout enlevé, jusqu’à son balai, sauf la sagesse. Roman dit de Hautfort « lui pas connaît livres » et là, tout s’inverse : les systèmes de (fausses) valeurs qui placent, dit Arfel, les romans de scénaristes en tête de gondole, les émissions de télé-réalité en tête des programmes, les comédies musicales en tête des charts et les délégués syndicaux en queue de peloton. C’est Roman, aussi, qui rend le titre polysémique : plus que « rien du tout », « Des clous », ici, dit-il, vient du dicton « Clou qui dépasse souvent rencontre marteau ». Mais les clous, comme les caves, se rebiffent parfois. Les métèques aussi, qui ne « hamsterisent » plus: quand j’entends parler de Moustaki dans un livre (moi qui ai placé Paco Ibanez dans le PAL), je ne sais pas pourquoi, mais mon temps de cerveau se rend immédiatement disponible. Comme quoi, on lâche rien. Arfel non plus, visiblement. Merci.

14:08 Publié dans Blog | Lien permanent

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