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30/04/2012

Des bulles de temps.

Image 3.pngOn dit depuis l’Antiquité (et accessoirement dans le fabuleux « Rois & Reine » de Desplechin) que les femmes passent de bulles en bulles – qui doivent être des bulles de temps – quand les hommes vivent sur une droite, pour mourir qui plus est. Dans « Grand huit », d’Isabelle Kaufmann, chacune de ces bulles de temps est sondée narrativement jusqu’à ce qu’elles se croisent. Dans l’action fondatrice – et force perturbatrice à la fois – Kitz arrête sa Bugatti le long d’une route : une femme est étendue sur la chaussée, morte ; dans son véhicule à elle, il y a un nouveau-né, qu’il prend. Dans le même temps, sa femme l’a quitté pour son plus proche collaborateur, ils l’ont trahi et lui prend une revanche, ce faisant, sur la vie. Il élève David, qu’il adore ; en retour, David l’aide, de son point de vue d’enfant précoce et ingénieux, à concevoir les jouets qu’il crée, du ramoneur à pipe au manège lumineux de vie. Le tableau est idyllique jusqu’à ce qu’on enlève David et que son ex-femme - menaçant de tout révéler - lui demande, plutôt qu’une rançon classique, de restituer le temps qu’elle a perdu. A chaque fois par tranche de huit ans, en hommage, certainement, aux arabesques qu’elle aimait dessiner et dont elle a fini par faire un modèle d’existence, adorant telle patineuse artistique, vénérant l’anamorphose parfaite proche, allongée, de l’infini. Le nœud gordien de « grand huit » ne s’arrête pas à sa dimension policière : les apparences sont trompeuses, les ravisseurs ne s(er)ont pas forcément qui on croit qu’ils sont. Il y a aussi deux scientifiques qui touchent au but puisqu’il ne leur manquait qu’une personne prête à tout –renoncer au cartésianisme – pour leur servir de cobaye. Au hasard des errances de Kitz, Isabelle Kaufmann nous fait croiser Einstein, par le biais de sa théorie récente de la relativité générale. Exeunt Euclide - sa géométrie aux trois axes droits et à la lumière rectiligne - et le bon sens - chose au monde la mieux partagée – Kitz consulte les savants-fous (Schweich et Reinhardt) en même temps qu’une voyante bulgare qui possède, dit-elle en lui jouant de la cornemuse, un divan sur lequel s’est assis Frédéric Chopin. D’apparence loufoque, dans le rythme des chapitres et dans les portraits de ses figures, « Grand huit », une fois la surprise passée, fonctionne comme roman parce qu’il plonge le lecteur dans l’interrogation centrale, la plus inextricable de toute métaphysique : comment faire, dans l’urgence, pour rattraper le temps perdu, le concéder, qui plus est, à quelqu’un qui nous en veut ? J’ai déjà écrit ici, récemment, sur la mythologie d’une linéarité du temps, cité Grégoire XIII à qui l’on doit le 15 octobre 1582 comme lendemain du 4, par exemple. Mais Kaufmann va plus loin encore puisqu’elle mêle l’angoisse du – faux – père à la quête absolue d’une éternité qu’il faudra trouver pour la céder. Les histoires s’emmêlent, on retrouve Odile, sans la linéarité d’existence exposée au départ, le lecteur passe d’une sphère de narration à l’autre en se demandant ce qui peut bien les relier : c’est donc un exercice réussi, même si je dois concéder une certaine impatience avant qu’il ne m’accroche. Tiens, une impatience, encore une marque de temps dont on aimerait qu’il  passe plus vite ! Ou qu’il rejoigne les assurances sur lesquelles, souvent, on se repose. Kaufmann interroge même le sujet de la femme pensante, Marie Curie et quelques rares autres exceptés ; les figures féminines sont elliptiques, dans « Grand huit » : Llena, Claudia, des personnages in absentia ou doublement factices. A chaque arabesque – mise en abyme – supplémentaire, on cherche une réalité qui  en cache une autre, systématiquement dissimulée. Et révélée à la fois : par les prédictions de la cartomancienne, par Odile, présentée dans la 2ème partie du roman comme on ne l’avait pas suffisamment perçue au début : mi-ange mi-démon, aux pouvoirs surnaturels et au regard bleu acier. Kaufmann se plaît à faire entrer son lecteur dans les circonvolutions, les volutes, les rouleaux des vagues que son héroïne a érigés en modèles d’existence. Elle remonte le cours des enfances de chacun, introduit tel ou tel repère temporel qui n’empêche pas le contemporain de sourire, tel le secret – que je tairai – de l’origine du nom Haribo, voire de celle de la Recherche. Du temps perdu, évidemment. Elle reconstruit les souvenirs, la mémoire, point par point, et les misérables petits tas de secrets passés à la moulinette freudienne, dont le premier, ici, est fondateur d’un édifice du mensonge. Intègre nos duplicités – gémellités - dans des rebondissements romanesques qui laisseront le lecteur pantois ou exsangue, mais pas indifférents. Avec l’infini en soi et en perspective. Quand Schweich s’interroge sur ce que Bergson dit du temps du physicien plutôt que de celui du philosophe, Kaufmann laisse le lecteur réfléchir mais a déjà choisi. Son dénouement sera magistral, à coups d’équations vitales à une seule inconnue revendiquée mais à beaucoup plus que cela en fait. Genre x = 5+8. Qu’elle se mette en huit et qu’elle coupe les cheveux par le même chiffre, son roman schizophrène n’y va pas par huit chemins pour emporter l’adhésion.

16:43 Publié dans Blog | Lien permanent

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