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19/03/2012

Une autre histoire vraie.

893707384.jpgQuand David Lynch filmait, dans « Une histoire vraie », un homme allant de l’Iowa au Wisconsin en tondeuse à gazon, c’était pour adapter à notre époque les mérites, contemplatifs, du voyage initiatique. De ceux dont, de Homère à Kundera en passant par Hugo, on a vanté les bienfaits : métaphysique accrue par la lenteur, temps donné à la rencontre, importance donnée à la quête elle-même, pas forcément à sa fin. Dans « Une étoile aux cheveux noirs », d’Ahmed Kalouaz, l’auteur-narrateur prend une drôle de décision initiale : c’est en 103SP, une Mobylette bleue du modèle de celle qu’avait son père, qu’il va traverser la France en diagonale, de la Bretagne qui l’a accueilli jusqu’à Grenoble, où il va retrouver sa mère, dépitée par l’âge, la mémoire qui flanche et surtout par un déménagement à prévoir, puisque la barre HLM dans laquelle elle vivait encore après que les douze autres sont partis, va être démolie. Une démolition n’est jamais anodine, un reclassement non plus. La mère, cette étoile algérienne qui a connu l’exil et les regards haineux, n’accepte pas la décision, fait comme si rien n’allait se passer. A cette mère qui va « entrer dans la nuit en vieillissant », Kalouaz écrit une ode, qui s’adresse directement à elle : c’est par le tutoiement qu’il lui parle, même par le biais du livre. C’est par ses yeux qu’il traduit son évolution, son rapport à la Foi et au voile, qu’il lui reproche avec indulgence ce changement tardif et sectaire. Qu’il ne voit pas pourquoi elle tient à retourner à la Mecque, elle qui y est déjà allée. A travers lui, Kalouaz parle aussi des écrivains et des années noires qu’a connues l’Algérie. Il revendique la laïcité, la France de Ferrat, qu’il fredonne au guidon de son destrier bleu. Il raconte l’enfance heureuse, le pain perdu et rattrapé, retrouve « les mots pudiques des gens simples » pour parler de cette femme restée « à la porte de l’Ecole ». Il raconte les fins de mois difficiles, la solidarité d’une époque et, en filigrane, dessine la vie brisée des exilés, ces étranges étrangers arrivés nulle part et rejetés partout. Kalouaz parle d’une mère qu’il lui semble n’avoir connue qu’adulte : aucune photo d’elle, dit-il, jeune. Sans doute parce que sa jeunesse lui a été prise, qu’elle a été de tous les combats pour exister dans ce pays qui l’a accueillie par défauts : combats contre les administrations, les idées reçues, le racisme et les révisions de l’Histoire. Le narrateur de « Une étoile aux cheveux noirs » ponctue son épopée d’étapes, pas d’épreuves : dans des ports, dans des bars, où, buvant son chocolat chaud, il croise des Bretons un peu plus aguerris à l’alcool, sans les juger. Qui le voient repartir avec envie, comme si eux-mêmes reconnaissaient, à cet instant, que ce voyage-là, ils ne l’ont jamais entrepris. Qui ponctuent leurs remarques d’épisodes récents, signes que le temps que Kalouaz va retrouver est, et il le sait, bel et bien perdu : la pêche n’est plus aussi fructueuse depuis la marée noire de 2008 et oui, la belle époque où ils rentraient au bled en « exilés parvenus » est derrière lui. Najma bi Chaârin assouad*, comme un juif rapatrié d’Algérie l’a nommée un jour, c’est par petites touches que l’auteur nous en dresse le portait : dans l’amour et la protection qu’elle a portés à ses enfants, main de Fatma opposée au el hein, le Mal et aux djouns, les mauvais esprits. Il dit en retenant, avouant qu’en dehors de la cuisine – dignité absolue des pauvres – et des tâches ménagères, il ne sait pas grand chose d’elle, au bout du compte. Sinon que le Mektoub, le destin, l’a menée là où elle terminera et qu’il se doit d’aller la retrouver, une dernière fois. Kalouaz égrène ses étapes, de tables d’hôte en camping municipal, on apprécie l’humanisme de celui qui sait où il va – la scène du palefrenier qui répare la mobylette est superbe - on appréhende avec lui, tout au long de cette lettre ouverte, l’état dans lequel il va retrouver sa mère. Sa mort à venir, inéluctable. Les souvenirs qui affluent, ceux qu’il lui imagine, les rêves de retour, de propriété, les villages-dortoirs des immigrés et des ouvriers, souvent les mêmes. La prose change un moment, c’est la mère qui écrit, qui reproche à ses enfants de ne pas l’avoir aidée à comprendre plus vite : des griefs qu’elle n’aura jamais formulés mais dont on saisit qu’ils sont ce que l’auteur se reproche lui-même. Puis c’est l’arrivée - dans ce qui fut une Cité-jardin et qui n’est plus, pour l’auteur, quarante ans après, qu’un constat d’échec sociétal - au bout de la toute petite centaine de pages que fait ce livre-là (une page pour dix kilomètres), un autre « livre de ma mère » avec la même force, sinon la même origine, puisqu’il faut bien se jouer du mot avant qu’il ne le fasse.

* le titre du roman en arabe.

19:21 Publié dans Blog | Lien permanent

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