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28/11/2011

Camarade.

Fred.jpgC’est rien de dire que tu n’as que peu de goût pour la commémoration ou le retour sur soi. Mais quand même, j’aimerais que me laisses parler un instant, sans m’envoyer paître de ton rire tonitruant. Avec un manche de basse dans le derrière, m’en souviens-je encore, quand j’ai émis l’hypothèse que « Ouessant » ne figurât pas dans « Un dernier mot ». Les quatre mots sont lâchés : « Ouessant », c’est pile poil il y a dix ans qu’on en entamait l’enregistrement, à Eloise. Evidemment, tu n’en avais rien dit, et j’ai attendu la semaine d’après pour t’offrir deux exemplaires des livres de ce Nizan dont je te rebattais les oreilles, déjà. Nizan, l’auteur qui a le front d’écrire que passé quarante ans, tout intellectuel devient une carcasse. Et qui s’éclipse à trente-cinq, comme tout le monde le sait – du moins ceux qui suivent, ici. Je ne me doutais pas que tu t’amuserais à reproduire le truc, mais je prends ma revanche, aujourd’hui, camarade : les quarante ans, c’est toi qui les as, même si on n’a pas pu en profiter, ces dix dernières années, sauf à t’écouter, inlassablement, et à réentendre ta voix au-delà des mots que tu as chantés. Tu l’as réussi, ton coup, d’inscrire ce « Ouessant »-là dans une a-temporalité plus grande encore que celle de sa portée littéraire. On passera sur les moments qu’il a fallu endurer, ta voix qui résonne dans des endroits où on t’aurait jamais imaginé, mais maintenant, je te regarde, tu n’as pas changé sur la photo de Claude, tu es beau et je la porte en mémoire, ta belle voix chaude et cet accent de l’Ardèche qui m’a fait t’écrire le plus de mots en « o » possible. Et si je ferme les yeux, c’est le studio 3, à Bourg-en-Bresse, qui va me revenir, les odeurs un peu figées de l’humidité qui y régnait, heureusement contrecarrées par les arômes du bouillon Knorr que tu mettais dans les pâtes. Une tuerie, tes pâtes, camarade. Et le vin de l’Etoile qu’on dégustait ensemble, ou le vin d’orange de ton père, quand il n’y avait pas d’Etoile. Quand on ne les trouvait que dans tes yeux, ton affiche du Café concert du Chat noir, ton album de poèmes de René Char. Ce bureau, désordonné, où l’on trouvait, pêle-mêle, des copies (pas encore) corrigées, des préparations et des notes de musique, en cascade. J’ai une petite fierté, que je peux bien t’avouer, dix ans après : j’ai l’impression que c’est à notre rencontre que tu dois de t’être remis à la musique. Mais si j’avais su avant ce que tu avais fait, je t’aurais imploré de ne pas passer de temps sur mes textes et de les donner à entendre, les tiens. Ce n’est pas un regret, puisque les deux se sont mêlés et que je suis heureux comme un pape quand on pense que c’est moi qui l’ai écrit, « le temps adouci ». Ou quand les premières lignes de « Nocturne*» sont mises en exergue dans « Tébessa, 1956 ». Des deux, je suis celui qui est resté mais je t’assure, camarade, que ce n’est pas forcément le plus facile et que tu m’as chargé d’une lourde responsabilité. Que j’essaie de tenir au quotidien, dans l’écriture et, plus encore, dans la maison d’Eloise où tu t’es senti si bien, si vite. Personne ne t’a oublié, parce que tu as toujours eu le culot d’arrêter le temps et qu’en plus de ça, tu es le seul à avoir réussi : personne ne me croirait si je devais dire que je ne t’ai connu que deux ans de ma vie. Fred, tu vois, on continue de mener notre chemin mais on a toujours eu l’impression que tu n’étais jamais parti : ça donne une force supplémentaire, même si, dans les creux, on l’a toujours encore un peu, cette p….. de boule à l’estomac. Moi, je ris encore de nos « bourrins de l’Ain » et des « Connes du Rhône » quand je conduis, je me dis à moi-même des « coucou, copain » puisque je ne les entends plus sur ma messagerie et, deux fois déjà, depuis, j’ai frissonné, la larme à l’œil, à l’ouverture d’un CD. La dernière fois, c’était hier. Juste après m’être arrêté, le temps d’une pensée, à la gare de Besançon, où vous aimiez vous arrêter, aux deux bouts des semaines. Je me suis arrêté à Bourg, aussi, mais j’ai préféré ne pas y prêter attention : elle n’est plus grand-chose pour moi, cette ville, sans toi, sauf un retour à Nizan, qui me ramène à toi. Ce n’est pas la peine de se demander ce qu’on aurait fait ensemble après, c’est de la douleur pour rien, et c’est ta maman qui m’a appris ça, quand elle aurait pu s’effondrer et qu’elle t’a remercié pour les trente ans que vous avez passés ensemble. Ça m’a vraiment marqué, ça continuera : comme je pourrais retracer à la virgule près (eh, tu me connais !) la conversation que j’ai eue avec Jean-Marie, ton papa, quand il l’a envoyée chercher un vase pour les fleurs, à l’hôpital, dans ma Croix-Rousse…Je sens que je vais me prendre une chasse, si je n’arrête pas là, mais tu le sais, camarade, que je n’ai pas de goût non plus pour les symboles. Alors, oui, ça fait dix ans, aujourd’hui, et le poème dit « tous les dix ans, peut-être… ». Juste pour te faire râler un peu, toi que j’ai rarement vu râler, d’ailleurs, j’irai bientôt pousser la chansonnette sur « la ballade de Johnny & la lune », si Eric ne la reprend pas avant moi. Et juste pour que je râle un peu plus encore, moi que tu as toujours vu râler, je dois te dire que personne n’a pu la reprendre, jusque là, cet « Indifférentiste » sur laquelle tu excelles. Voilà, c’est ça, une rencontre : un truc qui marque à vie et dont on peut parler avec émotion jusqu’au bout. J’aurai oublié ce que je faisais le 11 sept.01, puisque c’est la grande référence, que je me souviendrai toujours avec exactitude du 28 novembre de la même année, du retour avec Ahmed et de l’impression prégnante d’avoir fait quelque chose. Qui nous unirait à jamais. Rien n’a vraiment changé, non : on est juste un peu (sois sympa) plus vieux que tu le seras jamais.

 

* version "à la maison" (Fred Vanneyre), 2002


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19:17 Publié dans Blog | Lien permanent

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