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03/02/2011

Une soirée à Somosierra

Image 6.pngSomosierra n’existe pas. C’est un col de montagne, à 1 438 m d’altitude, qui relie Madrid à Burgos. Un défilé long de deux kilomètres, large de trente à certains endroits, serpen­tant, sinueux, enserré de rochers et d’éboulis. Plusieurs chaînes de montagnes abruptes - les sierras - parallèles, une enceinte entre le nord et le sud de la péninsule, séparant la Vieille Castille de la Nouvelle. Quand j’y suis arrivé, il faisait quatre degrés, en mai. La rudesse de l’endroit, son histoire, ses secrets correspondaient à la rupture que j’étais venu chercher. Le journal m’avait détaché à Riaza, en charge de rédiger un article pour un supplément histoire prévu l’année d’après ; un article que j’aurais à rendre avant de rentrer en France : j’ai accepté.

Je n’arrivais pas dans l’inconnu : Somosierra, c’est le lieu de trois batailles au moins. C’est Napoléon qui, le 30 novembre 1808, fit charger le 1er régiment de chevau-légers polonais pour écraser la résistance e et faire chuter Benito San Juan ; c’est Franco qui en fit une voie royale vers Madrid, dès juillet 1936 ; c’est Nizan, l’écrivain, qui fit enterrer le manuscrit du roman qu’il venait d’achever, la Soirée à Somosierra, avant d’aller se faire tuer au front, en juin 1940. J’étais venu chercher la tranquillité, j’allais trouver le silence des morts dans ce dédale de roches métamorphiques. Moi qui n’avais jamais supporté ni la campagne ni la masse oppressante de la montagne, je m’échouais en exil. Je logeais dans le village de la Pinilla et venais tous les jours passer des heures sur les lieux, avant de me plonger dans les livres d’histoire et les sites spécialisés : il me fallait ressentir, m’imprégner de la saturation de présence. Alors qu’il m’arrivait de ne croiser personne. Pas une seule fois je ne tins compte du temps qu’il faisait, m’imposant l’épreuve comme les combattants du 9ème d'infanterie légère, du 96ème et du 24ème  de ligne, les fusiliers et la cavalerie de la Garde et, cent-vingt neuf ans plus tard, des 6ème et 7ème divisions d’infanterie de l'Union Militaire Espagnole du général Mola. Qu’on pût à peine y accéder ne m’arrêtait pas non plus : tous les jours, pendant trois mois, j’arpentai les lieux avec mes cartes, tachant de retrouver là où la division Ruffin établit le campement, où furent piégés les républicains et les anarchistes de la CNT. J’étais dans l’obsession, voulais tout rattraper : les vies qui avaient cessé d’être, le silence qui les a supplantées, l’esprit d’un manuscrit qui devait terminer son pourrissement à Recques-sur-Hem. Je marchais parmi les cadavres mais n’en percevais aucun de détestable compagnie : c’était ici que j’allais asseoir le deuil de mes années, de mes amours passées, passer mon histoire au révélateur de la Grande et accepter que tout fût relatif. Je savais que des corps vivants pouvaient être plus morts que ceux que je foulais aux pieds, Solène me l’avait prouvé à Madrid. Je marchais dans les vallons, scrutais les brèches, les défilés ; en quelques semaines, je devins un spécialiste de l’endroit : j’aurais pu y guider des touristes, leur indiquer qu’entre El Collado de la Quesera, El Pico del Lobo et El Cardoso de la Sierra, il y a la route de Navacerrada, celle qui mène à Burgos ou à Madrid, selon la direction que l’on prend ; j’aurais pu le faire si je n’avais pas ardemment désiré de m’y trouver seul, face à moi-même et au nouveau défi que m’avait posé Margot.

Extrait du "Poignet d'Alain Larrouquis", à paraître, printemps 2011

 

09:06 Publié dans Blog | Lien permanent

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