02/06/2010
Le dîner (suite)
Le premier verre, dans ce cas précis, n’est pas seulement désiré, il est essentiel. J’en étais à mon troisième quand Laure a accepté de m’en dire un peu plus :
- Je te demande de ne pas m’en vouloir; au dernier moment, je me suis demandée comment ça allait être de te revoir, de te retrouver comme si rien ne s’était passé depuis dix ans. Alors j’ai eu cette idée d’inviter d’autres personnes, banaliser ton arrivée. Ils ne se connaissent pas, ils ne te connaissent pas, ils ne connaissent pas Vincent. Je voulais que tu viennes pour nos dix ans, je suis heureuse de te voir, mais ça a été plus fort que moi : je n’ai pas voulu affronter ça…
Elle m’a tourné le dos, aspirée par un autre de ses invités, qu’elle présentait les uns aux autres, par ordre d’arrivée. Il allait falloir que je patiente encore, moi à qui personne encore n’avait adressé la parole, sinon une jolie brune à la peau mate qui m’a demandé, dans un anglais des barrios de Grenade si je voulais me débarrasser de mon manteau. Le temps qu’elle le pose dans la penderie d’une entrée dont elle devait connaître l’existence, je crus un instant que, de retour, elle allait continuer la discussion mais non : elle hésita sur la démarche à suivre, puis fonça vers la cuisine en prenant un air affairé. Du coup, je repris ma pose en même temps que mon verre de champagne et regardai Laure évoluer d’un groupe à l’autre en demandant si tout allait bien.
Dix ans que je ne l’avais pas vue. Dix ans de pugnacité à l’idée de ne pas la perdre et ce qu’elle inventait pour m’accueillir, c’était une soirée mondaine ! J’étais encore abasourdi quand elle me prit par le bras pour m’offrir mon tour de manège gratuit. Je rencontrai donc, dans l’ordre, Adrian, jeune yuppie londonien dont j’appris qu’il était depuis peu le nouveau professeur du cours de langue de Laure ; Armelle, une « jeune maman d’école » avec qui Laure s’organisait, depuis six mois qu’elles s’étaient rencontrées, des visites de musée ; Julie, qui arrivait du Centre de la France, et dont le regard qu’elle m’adressa et la main qu’elle me tendit me firent croire à l’instant qu’elle en savait plus sur moi que j’en saurais jamais sur elle ; et Ana, donc, l’andalouse un peu maniérée qui, s’essuyant les mains après avoir déposé un plateau de canapés sur la petite table du salon, me gratifia d’un sourire qui laissait croire à l’envi que nous étions déjà de vieilles connaissances, puisqu’elle avait déjà voituré mon manteau.
La première qui me parla, ce fut Gaëlle et ce fut simple : Adrian s’était approché d’Ana, Laure et Julie étaient occupées à porter des assiettes dans la salle à manger, il ne restait plus que moi. Elle vint alors franchement et me lança :
- Vous êtes de Easyexpat ?
- Pardon ? fis-je, tendant l’oreille dans l’espoir qu’elle répète ce mot que je n’avais pas compris.
- Vous êtes de Easyexpat ?
Je n’avais toujours pas compris le mot. Je n’en avais pas formulé un seul encore et j’étais déjà dans la peau de l’étranger : j’ai imaginé, sur l’instant, lui répondre en anglais ou en espagnol, qu’elle croie le quiproquo normal, mais un coup d’œil vers Ana et Adrian me convainquit de ne pas m’aventurer sur ce terrain-là.
- Pardonnez-moi, mais je n’ai pas compris ce que vous m’avez dit.
- Oh, désolée, c’est moi : je vous demandais si vous étiez avec Laure à Easyexpat, le centre d’accueil pour expatriés… Je ne crois pas vous y avoir vu, déjà.
Ça commençait. Une consoeur d’infortune, une femme d’expatrié condamnée à subir des cours de langues réservés! Je la regardai attentivement pendant qu’elle m’expliquait que Laure et elle s’étaient rencontrées au nouveau cours – celui d’Adrian :
- Un type charmant, une énergie incroyable, beaucoup d’humour, mais qui parle un peu trop vite et un peu trop fort !
Il avait remplacé « celle d’avant », que Laure et elle n’appréciaient pas trop.
Gaëlle était une petite femme blonde, dont les grands yeux verts laissaient percer et l’enfance préservée et une grande méfiance devant l’existence et ce qui pourrait en composer les pièges. Une enfant avertie, en somme. Son débit, pensais-je, était certainement similaire à celui qu’elle reprochait à Adrian, mais je la laissai parler, profitant juste d’un certain nombre de ses mouvements pour, par dessus son épaule et pour ne pas donner l’impression de la fixer, regarder la femme qui m’intéressait. Celle que je n’avais pas vue depuis dix années et que je retrouvais telle que je l’avais quittée, peut-être parce que je n’imaginais pas, quand nous nous sommes quittés, que nous nous quitterions vraiment.
08:10 Publié dans Blog | Lien permanent
Les commentaires sont fermés.