08/12/2009
Décoder les décalogues...
Voilà, c'est fini. J'ai beaucoup oeuvré, en un mois de temps, je me suis régalé à la lecture de ces oeuvres (heureusement courtes, à quelques exceptions...). Je remercie ici tous les auteurs qui m'ont répondu et encouragé. J'espère que cet exercice fera des petits, cette année ou les prochaines, j'espère également que la somme prendra un tour un peu officiel, une petite impression à la clé, que je puisse aller rencontrer tous les lecteurs de Lettres-Frontière avec quelques traces de mémoire...
Anne Richter, 70 ans, laisse les cris des souvenirs se lasser d’eux-mêmes et réinvente la tranquillité.
LA MENAGERIE DU NOVELLISTE
Anne Richter aime les animaux. Elle en a peuplé chacune, quasiment, des neuf nouvelles qui fondent son recueil, dont le titre est éponyme à celle qui l’inaugure : « l’ange hurleur ». Le détail de la fresque de Giotto qui l’illustre laisse croire que le propos sera Renaissance ou ne sera pas, mais c’est un trompe-l’œil, en fait : les nouvelles sont de petites scènes de l’humain quotidien, mâtinées de références souvent trouvées en exergue, de l’éternel retour nietzschéen qui surplombe « le crime » à l’aphorisme de Jean Grosjean en ouverture de « la bibliothèque insurgée» en passant par Bernanos pour qui « l’enfer, Madame, c’est de ne plus aimer ». Il est beaucoup question de livres, dans ce recueil, de ceux qu’on écrit à deux voix dans « Olga et le catobarian » – cet animal mystique et thaumaturge, mi-chat mi-singe - à ceux qu’on n’écrit pas parce que, dit Clovis « le poète », on ne peut agir « en propriétaire » des mots qui feront sens en poésie ou au sein d’une correspondance. Anne Richter sollicite dans ses nouvelles beaucoup de grands noms, de mythologies diverses : là encore, de la Penthésilée à Duras, Bataille et Genet pour qui l’Anna de « Anne et Anna » « nourrissait une passion avouée ». Comme Lou Andreas-Salomé et ses trois illustres amants, Freud, Rielke, Nietzsche, donc, qu’on trouve ici grimé en « homme-cheval ». Pour participer à la ménagerie, pour que loups, renards, crocodiles, singes, chats, faucons de bonze et autres ne se sentent pas seuls ? L’écriture tenue est celle d’une lectrice, dans les textes, l’écriture se questionne elle-même et va chercher sa justification. Avec ironie, parfois, quand Olga se demande, via Colette : « les femmes vont-elles si loin ? ». Elle ne s’en prive pas, Anne Richter, qui sollicite dans sa bibliothèque les incunables – ou presque : un Simenon dédicacé à son père – « ces milliers de livres rebelles » qui la décourageront dans « Maison folle » : « Que de livres accumulés en une vie et pourquoi faire en somme ? » On retrouve dans les deux bibliothèques, celle du père, celle de la mère – « la plus érudite » - les deux pôles de ce qui a fait le parcours personnel de l’auteur, qui semble mettre beaucoup d’elle-même dans ses écrits tout en maintenant une distance un peu désabusée. Un peu revenue. Même si l’essentiel de ses histoires, nonobstant les deuils toujours douloureux, se terminent plutôt bien.
« Pendant qu’elle vit seule et écrit, Anne Richter, elle repense à Anna Géramys, à ses héroïnes meurtries, elle saisit doublement, « au cœur du chaos, l’instant de beauté qui passe ». »
Dans « l’ange hurleur », on croit revivre cette scène de fait-divers où un homme a été retrouvé errant et détrempé, en costume de soirée, sur une plage anglaise, il y a quelques mois. Là encore, fausse piste : l’homme qui attend Clara est bien à l’aise, devant son piano, face au Rhin. Il va entamer « le concerto pour piano n°27 », de Mozart, c’est son père disparu, que sa grand-mère, dans sa mort à elle, lui fait retrouver en même temps que cesse sa douleur. Jeu du réel et des signifiés, « tout cela peut paraître étrange, mais tout ce qui se passe est étrange »… Comme de s’adresser à des bibliothèques, d’ailleurs, dont Sartre - que Anne Richter a convoqué en exergue de « Où est Mia ? », la nouvelle la plus maudite du lot (dans sa chute) – a toujours dit qu’ils les considéraient comme mortifères. Pendant qu’elle vit seule et écrit, Anne Richter, elle repense à Anna Géramys, à ses héroïnes meurtries, elle saisit doublement, « au cœur du chaos, l’instant de beauté qui passe ». Dans cette duplicité de la huitième nouvelle, elle élucide le lien entre ce que Ana a soulevé et ce qu’elle a fini par vivre, même si elle l’a vécu différemment, même si elle – distance oblige, toujours – ne s’est pas laissée submerger par les trois énigmes que sont « l’écriture, l’amour et la mort ». Il n’y manque que le temps et la Nature pour recréer le Manifeste romantique, mais si Anne Richter en goûte la volupté, elle en balaie l’impact : après tout, Kleist n’a-t-il pas été, jusque dans suicide, incompris de Goethe ? Et dans l’impromptu du Café Procope – encore une fois la légitimité des lieux empreints d’histoire, le porto dégusté en face de Beaumarchais – la vieille femme qu’Anne Richter sera peut-être un jour morigène sa cadette, lui dit qu’elle gâchera sa vie « à force de vouloir que tout, autour de vous, soit logique et raisonnable » . Comme dans ces miroirs auxquels il est souvent fait référence dans ses nouvelles, l’auteur-narrateur-personnage semble avoir trouvé elle-même cette « immobilité du temps » propre aux vraies histoires d’amour. Quitte à ce que celles-ci soient transposées jusqu’à ce qu’on se demande « si l’imagination créatrice n’a pas entièrement réinventé le réel », comme dans « l’Amant », écrit un demi-siècle après l’histoire qu’il raconte.
Anne Richter est un écrivain de l’expérience. Ses personnages – pas si multiples que ça – ne sont sans doute que les différentes facettes qu’un individu traverse avec les âges. Elle a compris, comme Henri-Pierre Roché avant elle (Penthésilée oblige !) qu’il faut justement attendre cinquante ans pour écrire sur ses amours, que « le temps n’est plus, pour un écrivain de créer des types merveilleux et divers, il est davantage de se créer soi-même et de s’exposer, simplement »*.
La « magicienne lucide », comme l’a appelée Jacques de Decker dans « Le soir » pourrait terminer son introspection par les mêmes questions que se pose son homme qui dort à elle, « d’un sommeil intégral, aquatique, sans images » : qui sont ces gens qui peuplent ces fragments de vies qui se réhabilitent s’il en est encore temps – magnifique passage de la danse « joyeuse et sauvage » de Adam et Olga retrouvés et du catobarian, donc, « qui prend sur lui la tristesse des hommes et débarrasse de leur peine ceux qui se sont confiés à lui » - « est-ce un autoportrait (qu’elle) tente d’esquisser ici » ? Les animaux se sont tus et l’ange hurleur a fini de crier. « Le moyen de cacher un homme ? **» demandait Valéry à Gide. Dans la bibliothèque mémorielle de Anne Richter. LC
*HPR « Autobiographie », 1903
** Jean-Paul Sartre in Préface à Aden Arabie, de Paul Nizan
« L’ange hurleur», L’âge d’homme
ISBN 978-2-8251-3820-5
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