23/09/2021
99.
(...) Flaubert, le prosateur frénétique dont la phrase relève d’une douleur absolue, infinie, inutile, disait-il, dont le travail sur le style relève de la souffrance quasi-expiatoire (l’expression est de Roland Barthes). On a de Flaubert des souvenirs souvent imposés, scolaires pour les plus anciens d’entre nous, puis merveilleux, quand la liberté de la vie nous a ramené ses ouvrages. En vivant, on relit Flaubert, comme Proust, et on s’émerveille du jeu de la phrase, quand pour l’auteur, elle est d’abord fastidieuse, soumise à un impératif catégorique : dans l’état total qu’elle doit retranscrire, elle doit rejoindre le vers et le dépasser. C’est ainsi, dans sa dimension esthétique, que l’ennui d’Emma est reconstitué, dans son univers (pointilliste) comme dans sa psychologie. Sans affect et sans licence. Quand le trait est grossi, comme dans Bouvard & Pécuchet, c’est que l’intention première est de dénoncer par l’hyperbole. Il n’y a rien de caché que le travail, chez Flaubert, et son principe de la correction infinie, les deux croix qu’il porte à chaque manuscrit : la hantise des répétitions, quand l’une repérée la veille ne garantit pas qu’une autre reste invisible, encore, à l’œil fatigué. Les articulations du discours, ensuite, sa fluidité, la musique flaubertienne, comme il en est une proustienne, une hugolienne, comme on en cherche un peu dans l’édition contemporaine, qu’on trouve, j’y reviendrai cette semaine, chez des auteurs dits classiques (Alexis Jenni en est un remarquable) ou, c’est le cœur de notre festival, chez des auteurs francophones, dont la langue n’a pas été altérée par l’obligation de la modernité.
Mais Flaubert, disais-je. Alain Ferry, dont j’eusse tellement aimé qu’il parlât à ma place, ce soir, disait de son héroïne – partie avec un marin – qu’un soir qu’il se disait le plus heureux des hommes en son compagnonnage, elle s‘était tue, « se mordillant les lèvres comme Emma avait coutume de le faire en ses moments de silence ». Alain Ferry dit que nous défendons Emma parce que nous l’aimons, mais s’interroge : Emma est-elle réellement un personnage de roman, polychrome dérisoirement, mais homogène à l’envi ? Nous ne répondrons pas à cette question ce soir, ça n’est ni le lieu, ni le moment. Nous allons plonger dans la phrase flaubertienne, telle qu’il la livre dans la correspondance, cet art que, deux ans après les lettres de Brassens à Toussenot, nous donnons encore à entendre, aux Automn’Halles. Il faut imaginer Flaubert à sa table d’écriture, condescendre à lâcher une des 4000 lettres qu’il a adressées à Louise Colet, George Sand, Maxime Du Camp, la princesse Mathilde, les frères Goncourt, Guy de Maupassant, Émile Zola, bien d’autres. Il faut l’imaginer, là aussi, dans un délai qui devait le miner, littéralement, chercher l’adresse parfaite, la subtilité rhétorique. L’implicite qui fait que toute lettre attend un retour, et que le propos initial, de fait, peut être faussé, masqué : dans une lettre personnelle, l’écrivain va user d’une matière qu’il n’utiliserait pas dans une œuvre publiée, qu’on pourrait juger d’emblée vraie et intime, en omettant les influences externes qui peuvent changer le contenu d’une lettre : la gêne critique, un brin de flatterie, des transports amoureux… Mais l’heure n’est pas à la méfiance, surtout pas, mais à la petite musique flaubertienne, que Yves Ferry nous fait l’amitié d’interpréter ce soir, chez Valéry. Qui fut critique envers Flaubert, mais se trompa dans ses raisonnements : on ne distingue pas, chez Flaubert, le « vrai » scientifique de la documentation du « vrai » littéraire de la création. L’Histoire n’est pour lui « que la réflexion du présent sur le passé ». Et la correspondance une façon d’éprouver le présent tel qu’il se joue, pendant qu’il se joue. Il n’y a pas deux Flaubert, il n’y en a qu’un, et il y en a mille. C’est le propre des ogres de la littérature.
05:15 Publié dans Blog | Lien permanent
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