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22/04/2021

254.

RAPPEL

Elle n’était pas censée revenir quand ses cinq fondateurs, lassés sans doute des vicissitudes de la scène, ont décidé d’en finir, il y a trente ans. Ont quitté la vie d’un groupe qui a marqué le milieu musical lyonnais par sa singularité et, disons-le, son violon. La culture classique des deux de ses membres, qui équilibre la cold-new wave, Mahler et Joy Division, diront-ils en interview. Ils ont été sélectionnés pour représenter la France à la Biennale de Barcelone, ont ouvert – à la Bourse du Travail – pour le dernier groupe autorisé à sortir de l’URSS. Des repères qui datent, forcément, mais moins, encore, que la date et le contexte de sa naissance, en Ukraine, aka la Petite Russie, juste avant la première Révolution, quand le siècle, le sien, avait quatre ans (si on ne compte pas les intervalles, comme Hugo). C’est que nous révèle sa biographie retrouvée, à Aurelia, ce document que les membres du groupe évoquaient en rencontre, au forum de la FNAC, par exemple, quand ils étaient venus présenter la K7 rouge, dont personne n’aurait imaginé, à l’époque, qu’elle serait, trente ans durant, le seul témoignage musical de ce groupe qui a compté. Dans ce dépliant, il est dit qu’elle meurt à Lyon, à 17 ans, après avoir traversé l’Europe à la recherche de son père. Personne ne savait non plus qu’un fan du groupe croirait tellement à cette histoire qu’il se jurerait de l’écrire, fût-ce différemment. Qu’il devrait pour cela entreprendre une étude historique, politique, culturelle et industrielle d’un pays dont il ne connaissait rien. Aucun  lien, de fait, avec le romantisme de la petite héroïne, réelle ou (déjà) fictive, peu importe. Aurelia Kreit, son journal intime, son cœur en croix, la photo datée de 1917 (nom du 1er groupe), tout cela, à commencer par elle, ne pouvait pas mourir. Alors, en pleine ascension littéraire, convaincu que rien ne saurait lui résister, l’écrivain s’y est collé, a lancé son histoire russe sur la grande table d’une maison de campagne à St André-sur-Vieux-Jonc. En 2011… Il faudra huit ans, autant de versions, de chutes et de remontées à cheval pour que le travail soit complet. Parce que raconter une histoire n’est rien, quand elle ne s’ancre pas dans l’Histoire elle-même : celle de la judéité, de la misère, d’un siècle qui bascule déjà. Anton et Nikolaï n’ont pas d’autre solution, pour sauver leur peau et leurs familles respectives, que de fuir les pogroms qui approchent, la haine du Juif qui revient. Nikolaï, cet ingénieur qui a vécu à Paris, qui est revenu sur ses terres, à Iekaterinoslav, sur les conseils de son beau-père ambassadeur, qui voit d’un bon œil les investissements (français, anglais, belges) dans le secteur florissant de la sidérurgie. Ils vont la fuir à deux familles, cette Ukraine que la Grande Sœur voisine ne reconnaît pas comme telle, traverser l’Europe via Constantinople, la Vienne florissante de 1910, Paris, Lyon… Vont passer   de la clandestinité à l’apatrie, puis à la nationalité autrichienne, au plus mauvais moment. Ils vont connaître les horreurs d’un monde qui vacille. Aurelia, elle, n’a que quatre ans quand l’épopée se dessine, n’a pas voix au chapitre, mais c’est pour elle qu’ils s’en vont : pour qu’elle ait la chance de vivre, et, qui sait, de revenir. Dans le roman-fleuve, elle est l’infans puis l’égérie, subit les traumatismes puis les combat. On suit l’attelage, les pertes fatales, les défections, les cœurs en croix, on passe – en trois parties, autant d’ellipses – de la fuite à la vie en exil, jusqu’aux Cités du textile à Lyon, la Manufacture d’armes à St Etienne. Il est question de destins, de trahisons – des êtres, des classes – avec, en filigrane, l’inexplicable âme slave, la forme russe de mélancolie, ou de mélancolie russe, on ne le sait pas non plus. Il est surtout question de maintenir en vie une héroïne, quitte à la raviver trente ans plus tard. En grandes pompes, au Totem de Rillieux ce soir, puisque Aurelia Kreit, le groupe, et Aurelia Kreit, le roman, se rencontreront enfin. L’un dix ans après le projet, l’autre trois fois plus. Trente ans après avoir posé le violon, le reprendre et affronter la scène, la mémoire, l’arthrose. Mais voir enfin, comme la gémellité que traite le livre, deux nouveau-nés, puisque Simplex Records, pour l’occasion, édite « Artifical Dream », vinyle flamboyant – rouge, évidemment – compilation de dix titres d’AK, dont les inoubliables « Cœur en croix » et « Jardin d’Ellington », ces morceaux dont on se passait les versions pirates sous le manteau après avoir vérifié que l’impétrant valait le coup. Ils retrouvent ce soir, sur la scène, un groupe qui leur a succédé, dans le genre et dans la place, qui, lui, ne l’a jamais quittée : ça fait 30 ans et des poussières, maintenant, que le Voyage de Noz écume les salles de Lyon et alentours, 30 ans que leur premier CD – un support qu’AK n’aura jamais connu – « Opéra », est sorti, avec comme titre marquant, entre autres, une certaine… « Aurelia ». Eux aussi verront leur K7 bleue ressusciter sous forme de vinyle de la même couleur et peut-être, 30 ans après, leur chanteur viendra-t-il, une fois encore, faire les chœurs dans ce groupe qu’il a lui-même tant admiré. Après 440 pages d’un roman dense, c’est curieux de s’arrêter sur l’adjectif qui orne l’affiche : unique. Quoi, l’événement, le concert ? Les retrouvailles (ah, non, ça ne marche pas) ? Gamine, l’année dernière, s’est retrouvé 30 ans après pour une série de concerts, s’est re-fâché dans la foulée. Peu de chances que ça arrive pour les membres d’Aurelia, quittés bons amis et rentrés au bercail tels quels, mais peu enclins, la cinquantaine passée, d’aller au-delà de l’événement. Pas un simple coup d’un soir non plus : qui peut prétendre pallier, en une soirée, trente ans d’absence avec un concert, un vinyle et un pavé sous le bras, en repartant ? Il y a l’appréhension proustienne du moment qu’on préfère repousser jusqu’à l’extrême limite parce qu’on en devine déjà les saveurs de l’après. C’est un des thèmes centraux du roman, également, la somme des péripéties heureuses, la chance qu'on sollicite et qui répond, à chaque fois, jusqu'à la fin, au moment où elle présente la note. Une addition que la soirée va largement adoucir : l’avantage des personnages auxquels on s’attache, c’est qu’on continue de les faire vivre même quand l’histoire est terminée. C’est ce qui s’est passé pour Aurelia il y a trente ans, à une époque où, là aussi, le monde changeait, Rostropovitch au pied du Mur. Il y a l’idée de la somme, qui effraie un peu, mais il y a surtout un souffle, une fresque. « Des thèmes rares, dit quelqu’un qui l’a surveillé longtemps, ce roman, un vrai atout. Comme l'histoire de la résistance juive en Europe à cette époque, les groupes de défense qui se constituent. » Et, rajoute-t-il, « de nombreux passages émouvants, quand la nostalgie gagne les personnages, dans les méditations, les pensées, les questionnements. » Il est aussi question d’une allégorie finale – un jeune garçon, une colombe et une île déserte – censée incarner la psyché et la résistance d’un pays et d’une culture. Tout ce qu’Aurelia aura mis trente ans à ramener, pas à pas.

Esther Rochant, « Le Cheval de Troie », 28.09.19

05:15 Publié dans Blog | Lien permanent

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