23/06/2017
Le père Favino.
Initialement, il devait regarder les annonces de vente de voitures, la sienne montrant des signes évidents de fatigue: il n'y a pas que les hommes qui souffrent des fatigues d'une vie de saltimbanque, passée à écumer les villes et, récemment, des pays qui les accueillaient, sa troupe et lui, pour jouer, alternativement, les morceaux de son illustre grand-oncle sétois ou les swings ravageurs et dingos du grand Django. Les deux étant intimement liés. Dans la boutique de fringues, qui sait ce qui l'a fait passer de la kangoo - pratique pour la contrebasse de Laurent - la guitare manouche qui apparut sous ses yeux. Une rareté, un mirage dans l'anonymat de la Toile. Un Drouot sans la présence, les mains qui tremblent et la voix hagarde qui s'écrie "Ce que vous vendez là, c'est mon passé à moi!". Une pièce de maître, 44 ans d’âge, sortie de l'atelier du père Favino, ce « luthier d’Art" qui perpétua les modèles archtop « à table bombée », « voûtées à la main », puis les type Selmer et, en adaptant la table d’harmonie - sans pan coupé - et la rosace ovale, en créa enfin pour "Georges". Le signe était trop fort, l'occasion ne repasserait pas. D'autant qu'un autre détail lui mit la puce à l'oreille, plus que l'ombre au tableau: le vendeur, un dénommé Marc R., n'était-ce pas celui qui jouait dans le projet de Laurent, son contrebassiste? Ces interactions, dans le temps, la transmission, n'était-ce pas là la marque ultime d'une responsabilité qui, tout à coup, pesait sur ses épaules? Après tout, en s'arrangeant un peu avec les autres, en privilégiant le mode acoustique et les voyages légers, n'y avait-il pas obligation à ce que le budget prévu se déplace sur l'instrument plus que sur le véhicule? En prenant la guitare, qui plus est, sa (bonne) action se décuplait, dans l'égotisme des artistes: il donnerait du son encore meilleur au public, le replongerait dans des accords et des réminiscences délicieux et, dans le même temps, permettrait à l'objet d'art(isan) de rester dans la famille. Un coup d'œil, par dessus l'arrivage de manteaux, à sa compagne, qui l'a laissé mener ses recherches automobiles : que va-t-elle en penser, s'il clique sur l'imprévu, et ses incidences? Peut-être vaut-il mieux qu'il s'assure, avec Laurent, qu'il s'agit bien de Marc R., qu'il appellerait dès lors à la première heure, le lendemain. Pour l'essayer, en vérifier la mécanique, la carrosserie, euh, les mécaniques et le cordier. Mais une Favino - qu’il fera authentifier par Jean-Pierre, son fils, puisque l’étiquette à l’intérieur est un peu effacée - ça ne se refuse pas. Pas dans cette ville, pas à ce moment de sa vie. L'évidence devient urgence, ses mains tremblent, lui aussi, de ne pas la tenir, déjà, l'essayer en présence de ses musiciens : vérifier qu’elle a vécu, coups et traces faisant foi, mais qu’elle sonne comme personne. Qu’elle est déjà « faite » au niveau du son. Il ne dormira pas de la nuit, entendra des aigus, des hauts-médiums, des frisettes de basses et des legato langoureux qu'il ne connaît que sur disque. Vinyle. Ne pas l'acheter serait un crime de lèse-majesté, contre la musique, l'héritage et le Gipsy. Personne ne le sait, dans l'arrière de la boutique, mais il n'a pas le choix: renoncer serait trahir, et dans l'instant, il lui semble que et Django, et Georges, et le père Favino le regardent, sans mot dire mais sans en penser moins: prétendrait-il les représenter encore s'il LA laissait passer pour un de ces véhicules vulgaires qui polluent la planète? Une étiquette sur un manteau dégriffé attire son attention: après tout, ce ne représente jamais que trente-six fois son achat? Et les manteaux, souvent, finissent au fond des placards, non? Un de ses amis le comprendrait, qui aurait voulu pouvoir acquérir l'exemplaire de "la Valse" retrouvé dans un grenier de l'Oise et vendu aux enchères quelques semaines plus tôt. Après tout, ce ne représentait que deux-cent dix-neuf fois l'achat de sa Favino. Tout est relatif, dans la passion. Sauf la passion.
12:07 Publié dans Blog | Lien permanent
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