28/09/2016
Double effet papillon.
Le nouveau roman de Corinne Royer est un de ces solides secrétaires qu’on fabrique dans la Saône-et-Loire, un meuble en bois massif dans lequel chaque tiroir cache – puisque c’est l’étymologie – des secrets de famille et toutes les vies qu’on n’a vécues qu’en parallèle. Cassandre, l’héroïne de « Et leurs baisers au loin les suivent », est donc, dès le titre, chargée de rendre compte de la façon dont les hommes vivent. Sauf que le sien, le seul qu’elle ait connu, elle en déclare la disparition au jeune adjudant de police, dans une posture parfaite de femme éplorée, au détail près qu’elle sait où il se trouve. Ou du moins où se trouve son corps, nuque brisée et congelée, dans l’immense congélateur - 500 litres coffre de chez Arthur Martin - que le couple s’est payé, plutôt que le voyage en Antarctique dont ils rêvaient tous les deux, jusqu’au cœur de leurs ébats. Le nœud dramatique étant énoncé de suite, on peut s’attendre à un crime passionnel, ou au stratagème d’une femme lassée de cet époux bougon, décidée à reprendre sa vie en main, à quitter l’exploitation, les bêtes, les contraintes pour retrouver un peu de la nature à laquelle elle a été arrachée, Haïtienne échouée dès son plus jeune âge dans la campagne profonde, cible de tous les regards sur sa peau sombre, l’enfant qu’elle n’a pas donné… Mais le livre de Corinne Royer est aussi complexe que ses phrases sont délicieusement proustiennes : les récits sont enchevêtrés, dans ce qu’ils disent et dans la typographie (roman, lettres, récit intégré, avec saut de marge). Cassandre n’a pas le don de prédire l’avenir, et ne serait jamais crue si elle racontait comment Léon s’est échoué, de lui-même et avec toute l’ironie du monde, sur son dernier paradis blanc. Puisque c’est elle qui raconte, elle passe d’abord par l’hébétude, le déni puis l’invention, en face de ce petit policier de province qui rêve de la grosse affaire, une fois dans sa vie. Sans savoir, en amont, que celle qu’il a à gérer va provoquer, par l’effet d’ailes des Papillons Monarque libérés, bien malgré eux, sur la Départementale 979, pas loin de Nevers, le blocage de l’espace aérien aux Etats-Unis (« l’Amérique paralysée »), selon la loi physique bien connue. Mais l’histoire se dédoublant d’elle-même, les lettres mystérieuses que Cassandre reçoit contiennent, outre ce qu’elles disent, un récit dans le récit, celui d’une gémellité, d’une paternité, d’une rupture douloureuse et inexpliquée. Celui, aussi, d’un pan douloureux de l’histoire française, en Algérie : de là où Léon est revenu sans rien en dire, comme tous ceux qui en sont revenus, ou presque. Le roman progresse dans le récit et le mystère, qui s’épaissit autant qu’il se dévoile, c’est sa force : on y découvre des personnages dont Cassandre n’aura rien deviné, tout au long de sa vie, de la leur, d’autres dont elle ignorait l’existence. Elle a aussi ses secrets, dans la boîte idoine, les regrets d’un amour possible, d’une correspondance promise, qui l’aurait ramenée en Haïti, qui aurait fait de cette identité-là, puisqu’elle est protéiforme, une réalité plutôt qu’un mythe. Les strates s’itèrent d’une unité à chaque fois, les récits multiples s’entrecroisent, puis créent l’évidence, la résolution. Dont on ne dira rien, évidemment.
La langue de ce roman est époustouflante, autant le dire, mais sans préciosité, et avec une fonction. Lexique (botanique et agricole, en général), verbes rares, descriptions et références (on y croise même Emmanuelle Riva) amènent le lecteur, tour à tour, au sein même de milieux naturels qui ne se seraient jamais croisés, sans lui : si Haïti n’est pour Cassandre qu’une vague réminiscence et une promesse non tenue, on vole jusque vers la mer Egée, dans le New-Jersey puis vers le Michoacán, en suivant les papillons, on revient, dans les terres et dans le temps jusqu’à Oran, le 5 juillet 1962. Pour un roman qui doit, quoi qu’il arrive, se terminer un 6 novembre. Une telle dimension, géographique et temporelle, pour un roman qui se passe dans le Charollais, il fallait oser, et réussir : c’est fait, et magistralement. C’est un roman étrange, justement parce qu’il contient de l’étranger. Et que c’est toujours ce qu’on ne connaît pas qui nous révèle le mieux ce que nous sommes vraiment.
20:44 Publié dans Blog | Lien permanent
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