09/08/2015
Ecrits de Lyon (3).
Au matin, il accusait quatre-vingt-cinq kilos sur la balance. Autant que de centimètres. Son corps était devenu une allégorie de la proportion : le gros Robert était maintenant grand, beau et musclé : à trente-cinq ans, il avait changé. Comme annoncé, il quitta son appartement pour la journée, n’entendit ni les messages de ses parents, ni ceux des collègues qui s’inquiétaient de la réorganisation du laboratoire. Il sortit et fit le tour de la Croix-Rousse, une dernière fois. Ça allait être l’été, il s’était vêtu pour l’occasion d’une tenue légère et souple de lin, aux mêmes couleurs que portait Mathilde quand il l’a rencontrée. Il s’était acheté à Paris des sandales de cuir fermées, à la boucle massive, assouplies une semaine durant : elles ne lui firent pas mal et lui allaient à merveille. Il fit un saut chez le coiffeur du quartier : on ne le reconnut pas, mais il s’y fit couper les cheveux, court. Sa chevelure poivre et sel ressortait, lui conférant une maturité dont l’homme de science n’avait pas besoin, au contraire de l’homme tout court. Chez l’opticien d’en face, il s’offrit une paire de lunettes de soleil siglées, qu’il fixa sur ses cheveux ras en attendant que le soleil lui permît de les chausser. L’accessoire fit basculer Robert : dans le reflet d’un abribus, lui-même se prit pour un autre. Il passa la matinée à déambuler dans les rues de son quartier, croisa les figures qui ne l’avaient pas quitté. Pas une ne s’arrêta pour se demander si ce n’était pas le petit Robert, vous savez, le fils Machin, celui qui a un problème de poids. Pas d’ellipse, pas d’euphémisme, l’ex-Gros Robert n’avait pas seulement maigri, il était transparent à tous ceux qui le connaissaient. Il prit plaisir à cette prestidigitation puis s’éloigna, de rue en rue, jusqu’à se retrouver rue Joséphin-Soulary, derrière chez Mathilde. Il ne fit qu’y passer, reprit la rue Louis Thevenet, la rue Hénon, passa devant le cinéma Saint-Denis où, enfant, il avait vu tous les films que les cinémas de centre-ville ne projetaient plus. Peut-être avait-il marché dix ou douze kilomètres dans la journée, Robert, avant qu’il rentre chez lui, en rasant les murs, pour faire une dernière série d’abdominaux et prendre une douche.
- Dans deux heures, j’ai rendez-vous, se disait-il.
Extrait de "la 3ème jouissance du Gros Robert", recueil du même titre, Raison & Passions, 2013
14:35 Publié dans Blog | Lien permanent
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