06/08/2015
Solo quiero caminar.
Drôle d’impression que celle de retourner, deux ans après, honorer la mémoire de celui qu’on avait quitté là-bas en se jurant de tout faire, comme lors des dix années qui s’étaient écoulées, pour le revoir encore saluer la foule en portant haut la guitare, puis s’asseoir, jambes croisées et gilet noir, et laisser parler la six cordes comme lui seul savait la faire parler. Drôle d’impression pour ce rendez-vous qui continue, de plus, un travail spécifique d’écriture sur ce qu’est le flamenco, dans ses techniques, ses codes, ses rituels. Pour saluer la mémoire du Maestro, deux plateaux, si différents l’un de l’autre qu’on peut ne pas en saisir la relation, et pourtant, elle est là : parce que Paco de Lucia est unique, il faut aller chercher un autre virtuose, qui a partagé la scène avec lui, trente ans auparavant, pas toujours pour le meilleur : Paco n’a jamais aimé improvisé, et il se murmure, du côté d’Algeciras, rue Anastasia, qu’il aurait même gratifié d’un bourre-pif le petit génie qui avait la mauvaise habitude de monter le son de sa guitare une fois la balance terminée, pour qu’on l’entende plus que les deux autres. On ne le saura jamais, ou sous forme de fiction, et pour autant, il y a prescription, et Al Di Meola ouvrait la soirée spéciale, avec un choix qui se défend, celui de jouer ses œuvres à lui, de donner son jeu, sa musique à entendre, en partant du principe qu’on ne rend vraiment hommage qu’en élevant l’instrument que l’autre a défendu au rang d’objet sacré. Dès le début du set, on retrouve le lien, Monsieur 15 notes par seconde, quand Paco était à 14: décompte stupide, tant, chez les guitaristes comme chez les autres, la technique n’est rien sans l’intention, et l’harmonie. Avec Peo Alfonsi à l’autre guitare, Peter Kaszas à la batterie, Di Meola rend hommage à l’instrument, et dédie son concert au Maestro, mais reste dans son univers, qui partage avec Paco le goût de la fusion et des expériences, mais se distingue nettement de lui par le goût des morceaux courts, très mélodiques – l’homme a réalisé un rêve en enregistrant à Abbey Road, dit-il – aux finales endiablées. Le concert est bon, intense, technique, les habitués du lieu apprécient, et Al finit par deux cadeaux : le premier, un peu obligé, c’est un « Rio Ancho » revisité, fougueux, joueur ; le deuxième, sa propre guitare qu’il donne à un homme du public qui sollicitait son mediator ! Voilà un homme heureux, dans le Gers, qui ne saura sans doute pas quoi en faire, de cet objet sacré. Le temps du changement de plateau, de l’installation – premiers frissons – du petit carré consacré au Bailaor, et c’est un pic d’émotion, dans la salle : les écrans diffusent des images d’un film inédit, réalisé par son fils Curro, le 3ème de son premier mariage, avant qu’il en ait deux autres, dont Diego, qui jouait au foot avec lui sur la plage de Cancun quand… Pour moi qui ai épluché, dernièrement, tous les documentaires qui lui ont été consacrés, c’est un choc supplémentaire : on y voit l’ombre de Paco ranger soigneusement la guitara dans l’étui, avancer dans les travées des salles de concert, cigarette au bec, puis revisiter, dans un patio, les grands moments de sa vie d’artiste : son goût pour la découverte doublé du souci, dantesque, de respecter la culture flamenca, l’incompréhension de son père, Antonio, devant l’introduction d’un flûtiste dans le groupe, puis du cajon, que, deux ans après, tout le monde, en Espagne, a adopté, dit-il. Les images d’un Jorge Pardo jeune, en studio, avant qu’on le retrouve sur la scène, introduisant des musiciens qui, tous, à un moment ou un autre de leur vie, ont eu affaire à Paco, ont partagé la scène avec lui : Carles Benavent à la basse, Antonio Serrano à l’harmonica, Duquende au chant, El Piraña et Rubem Dantas en duo aux percussions, les compagnons historiques sont là, les cheveux ont blanchi mais le jeu n’a rien perdu. Alain Perez est une doublure de luxe à la basse, lui qui était avec Paco, deux ans avant, sur la même scène. Antonio Sánchez est le neveu de Paco, et bon sang ne saurait mentir : accompagné de José María Bandera, ils se partagent le legs mythique, et leur complicité pallie le fait qu’ils ne sont ni ne seront jamais lui. Les morceaux s’enchaînent, entrecoupés de quelques images, encore, Pardo, en peu en roue libre, s’offre un monologue de dix minutes à la flûte, sollicitant la mémoire de l’autre Dieu vivant du flamenco, Camarón de la Isla. Le Picasso du flamenco, on l’a appelé, mais je vais te dire, Diegito : pour moi, Camarón, c’est plus encore que Picasso parce que Picasso, il y en a encore pour ne pas aimer. Alors que José, il suffit de l’entendre une fois pour être attrapé : pas conquis, forcément, parce qu’il a cette brutalité qui te met mal à l’aise, et cette faille qu’il reconnaît quand tant d’autres la fuient.* Le concert aura été court, les morceaux respectés mais revisités, un peu, dans leur structure: les deux passages notoires du Bailaor (Joaquin Grilo était annoncé, mais ce n’est pas lui qui a dansé) auront emporté l’adhésion du public. Le premier rappel, c’est Zyryab, chacun y va de son solo, et le finale, là encore, un mélange d’Entre Dos Aguas et de Rio Ancho. Tel que The Guitar Trio le jouait il y a trente ans, dont la nuit à San Francisco a gardé le souvenir, pour l’éternité. Hier, sous le chapiteau de Marciac, ce n’était pas tant une question de mémoire que de sacré, et les doigts levés vers le ciel quand les musiciens ont quitté la scène l’ont prouvé une fois de plus : Le flamenco a toujours eu peur de la mort, tout en la chantant, ça n’est pas son premier paradoxe, ça ne sera pas le dernier.*
extrait de Paco, travail en cours.
16:47 Publié dans Blog | Lien permanent
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