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31/01/2015

Red Hair, Blue Eyes & Major Tom.

Capture d’écran 2015-01-30 à 23.42.21.pngLes filles rousses, il y a celles dont on s’est moqué quand on était enfant jusqu’à ce qu’on lise « Poil de carotte » et qu’on comprenne que ce n’était pas intelligent. Il y celle qui fait – faites l’expérience, je l’ai encore vérifiée il y a peu – qu’on ne peut pas débarquer dans la gare de Nantes sans siffloter et avoir envie d’une mousse au chocolat. Il y a celle – au moins une - qu’on a sans doute tous aimée dans notre vie. Et puis il y a le bandeau des « Corps inutiles », dernier roman de Delphine Bertholon. Une photographie de Anka Zhuravleva, montrant une incendiaire boudeuse entre l’intime et le manifeste, incarnant, par assimilation, ce qu’on va trouver à l’intérieur : le cheminement de Clémence Blisson, agressée sexuellement à quinze ans (dix pages, les premières, autant que la deuxième partie de ce roman volontairement dissymétrique) qui tait son traumatisme et le transforme en un lock-in syndrom pas suffisamment réel pour que les autres y croient. Alors, ils se limitent à la trouver bizarre, Roland, Chanal, les habitants du village, sauf son idiot, cette femme sans passion de trente ans qui maquille des êtres inertes, ces corps inutiles qui, à l’autre bout de la chaîne, trouveront pourtant une fonction (subtilement réhabilitée par la lettre d’un homme reconnaissant, quelque part sur la terre). Donneront l’illusion d’une sexualité toujours moins pathétique que la sienne, qui attend le 29 de chaque mois pour lever un homme dans un bar et constater l’anémie de son corps. Des corps moins inutiles que celui auquel elle a renoncé, par réaction (au fait qu’on le lui ait pris, nuance non acceptée), qu’elle n’incarne plus et qui lui dicte des réflexions sur les êtres, les parents, leurs foutues précautions et leur style british à la con, les instants d’une métaphysique forcée. Au-delà de la physis, Delphine Bertholon excelle dans la distance analytique, porte un regard critique sur chacune des époques vécues dans le roman, chacun des âges, ses impossibilités et ses blocages : comme dans ses romans précédents, dans Twist notamment (autre récit de l’enfermement), elle explore l’adolescence en milieu non-tempéré, n’épargne pas plus les discours minimisant l’acte initial que la défaite de parents si fusionnels que tout le reste leur échappe. Le double Clémence, à quinze ans d’intervalle, est renforcé, comme dans Grâce, par le lien familial qu’elle a avec Suzanne, la sœur chérie (de tous), aux failles bien masquées, par l’effet-miroir des copines d’école qu’elle retrouve inopinément, devenues femmes, vantant une vie dont on sait qu’elle n’est réussie, au mieux, qu’au dixième de ce qu’elles en racontent. Si ça n’était pas obsolète, Clémence pourrait être une figure sartrienne, condamnée à être libre au milieu d’êtres de paille ; mais elle n’est damnée que parce qu’elle s’est convaincue qu’elle l’était, refusant la réalité telle qu’elle la vivait. Des figures, tout aussi marginales – un élagueur d’arbres, un policier non conformiste, Christophe, l’idiot du village - lui tendront une main qu’elle mord d’abord – pour vérifier qu’elle est fiable -  et qu’elle prend ensuite, avec précaution. Avec la même lenteur qui accompagne son retour à la sensibilité, physique (de magnifiques pages sur les baignades dans l’eau glacée), métaphysique, amoureuse puis globale. Vitale. On est happé par l’écriture sans effets, restituant l’univers aseptisé de la Clinique, qu’elle a fait sien. Chacune des personnes à qui Clémence s’adresse ne fait que l’enfermer, plus encore, dans l’idée qu’il vaut mieux qu’elle continue de se taire, de garder pour elle la rue au nom d’oiseau (les injures qu’elle a tues, littéralement) et le bleu des yeux de son agresseur, opaque et froid. L’inverse, dans l’impression, de ses yeux à elle, hétérochromiques, ce qui permet à la romancière de ponctuer son récit de références à Bowie, jusqu’à l’analogie des décomptes : celui qu’impose l’agresseur à sa victime, celui du Major Tom au Ground Control. Les compte-rendus des deux époques, chansons (de Wonderwall, version officielle, à la vie par procuration, version officieuse, cases cochées) et films à l’appui, font mouche pour qui a vécu les deux qu’elle décrit : la VHS de l’Ange de la vengeance, d’Abel Ferrara, qu’elle trouve chez le flic et qu’elle s’approprie, la tête d’Uma Thurman, autre vengeresse, qu’elle se fait faire en sacrifiant sa chevelure rousse, pour ressembler à quelqu’un d’autre, la déférence filée à John Truby - maître du scénario hollywodien , au Ghost que chaque héros digne de ce nom doit, selon lui, trimballer. Cette attirance perceptible – et culturelle – que Bertholon a pour le scénario perdrait tout écrivain médiocre : l’usage permanent des dialogues est un étalon-mesure de la qualité littéraire. Par chance, si la vie n’est pas simple (ça se saurait), ceux de Delphine Bertholon sont aussi ciselés que sa vision du monde est pertinente, dans la narration qui les entoure. Dans les moments de métaphysique qui dépassent le personnage et donnent un peu de l’auteur à voir. Si les corps sont inutiles, le roman est essentiel à qui veut savoir de quoi le monde peut être fait, à qui pense encore que l’adolescence est composée de Barbie et de jeux à boire, Hitler (ou Platon) inscrit au marqueur noir, sur un post-it fluo, en travers du front. La marque d’une sacrée auteure, quelque chose qui réconcilie avec la littérature des plus jeunes que soi. Arbitrairement, pour moi, le meilleur Bertholon, avant ceux qu’elle écrira.

"Les corps inutiles", Lattès, 19€.

00:06 Publié dans Blog | Lien permanent

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