Ok

En poursuivant votre navigation sur ce site, vous acceptez l'utilisation de cookies. Ces derniers assurent le bon fonctionnement de nos services. En savoir plus.

23/12/2013

Qui l'espace confond.

ss1.jpgQuel que soit l'endroit où il se pose, quai de métro ou de gare, Sandro Secci, photographe, saisit de ces fragments de vies que le regard seul ne voit plus. Des instants de solitude urbaine, de régression sociale dont on se dit - ultra moderne obscurantisme- que moins on en parle, moins on a de chances de le subir soi-même. NIMY. Not in my Yard, disent les anglo-saxons. En Italien, je ne sais pas, mais le Sarde qu'il est s'est peut-être dit, en quittant son île - pour trouver la raison sociale derrière laquelle nous pouvons toujours courir-  qu'il serait plus sensible que les autres au sort des déracinés, qu'ils soient de passage, justes, ou permanents dans un espace auquel ils se confondent: dans une gare, sur un quai, il est fréquent de croiser un homme sur un banc, qui semble attendre comme les autres un train ou une rame qu'il ne prendra en fait jamais. C'est cette attente qui le détermine, pour un instant, comme les autres, comme l'être qu'il fut et qu'il a cessé d'être. Qu'il aperçoit parfois, usé, vieilli, au reflet d'une vitrine, de celles qu'il évite désormais pour se persuader lui-même qu'il n'est plus. La civilisation occidentale a créé, dans sa lente agonie, un monstre que Sandro Secci donne à voir quand on voudrait fermer les yeux. Mais il n'y a pas que ça dans la photographie de rue, qu'il préconise : il saisit des instants précieux, des temps suspendus dans un mouvement a priori vide de sens. Le langage se crée, les regards se croisent, il les saisit. Le noir et blanc donne un aspect suranné à l'ensemble, mais c'est l'intemporel qui est visé, il s'en moque donc, mieux, il le cherche. Ne sollicite aucun effet, aucun pathos, photographie les victoires - à la Pyrrhus - autant que les chutes, ne juge jamais, en ethnologue. Quand il s'aventure à Etretat, lieu mythique et ancré dans l'Art, il trouve des angles inédits, ramène l'inquiétude en surface, que seuls les marins connaissent encore. Dans "Trains de vie", qui renvoie autant à la place qu'on s'est construite dans la société qu'au mode de transport, souvent justifié par cette même place, Secci saisit le mouvement et, culot du photographe, arrête le temps : les êtres en gare sont entre deux états, jamais vraiment eux-mêmes, pas non plus ce qu'ils devraient être. En équilibre, précaire, sur le fil du faussaire. L'existence n'est pas plus linéaire que les trajets sont rectilignes; sur un banc, dans l'attente, deux hommes qui ne se connaissent ni ne se parlent ont peut-être en tête la même femme, qui sait? L'un l'aurait rencontrée par hasard, dans une rame, l'autre la convoite depuis longtemps, au bureau, sans jamais avoir osé lui dire...

La polysémie du titre joue en plein: les trains sont aussi les théâtres de scènes plus anodines, plus joyeuses. De ces situations qu'on a tous vécues quand, par exemple, l'on croise en une seconde le regard de quelqu'un dans le train de la voie d'à côté, quand les parallélismes se font coïncidences. Quand on a l'impression, alors que le train se met en branle, que c'est le quai qui bouge. Quand on observe, les jours de pluie, le phénomène étrange de la goutte d'eau sur la vitre qui semble faire la course avec les autres, les dépasse un instant, puis est brutalement reléguée, dans un perpétuel mouvement, que les physiciens s'expliquent et les poètes exploitent. Un train, c'est un lien vers l'ailleurs, un partage de l'altérité que la fin des compartiments n'a pas totalement annihilé. Il y a une fantasmagorie dans l'espace-temps partagé, le rendez-vous commun: quelque chose de l'ordre du pleinement vécu. Dans les gares, par exemple, il y a des horloges numériques, avec des petits points rouges qui, chaque seconde, complètent une minute. Si vous la fixez sans ciller, le temps d'un tour complet, vous aurez pris, pleinement, la mesure du temps. Et croire que vous l'aurez perdu à faire cela n'engage que les affairés du même lieu, les hommes pressés, dans le déni de la vanité de leur action. Qui d'autre que le photographe peut leur renvoyer l'image qu'ils n'ont plus d'eux? Le travail de Sandro Secci offre une métaphysique, au bout du compte: regarder passer les trains est l'activité la plus saine qu'on ait connue. 

13:37 Publié dans Blog | Lien permanent

Les commentaires sont fermés.