07/09/2012
Les vieux copains.
J’ai rencontré S. à l’Université, il y a plus de vingt ans, maintenant. J’y revenais, après des choix discutables, lui semblait s’y être installé à demeure : il avait trente ans, n’était soumis à aucun impératif, vivotait dans un studio entouré de livres. Sa compagne nous parlait de lui comme du Proust du XXI° siècle, rien que ça. En cours, il épatait autant par sa culture que par sa propension, qui aurait dû nous alerter, à éluder les consignes, à ne pas faire le travail comme on le lui demandait. A force, il s’est taillé une place à part, ne revenait, quand un exposé lui était demandé, que deux ou trois semaines après, hirsute, ivre de vin et de références entassées sur le sujet. La société, déjà, ne semblait pas taillée pour lui, qui cherchait à enfouir des racines bien terrestres sous des représentations mythiques : quand il parlait d’agrégation, c’était sans doute pour ressentir ce que Sartre et Beauvoir avaient éprouvé en en parlant, longtemps avant. S. a péniblement – et sans grande égalité – obtenu une licence, a échoué à s’attaquer à un travail cohérent de recherches sur un auteur. En étudiant Baudelaire, il le plagiait. En travaillant sur Proust, il n’en disait rien qui ne fût compréhensible. Est arrivé le temps de la marginalisation, des articles critiques sur le cinéma que lui seul pouvait décoder, les premières velléités de tromper l’ordre social. En simulant la folie, l’irresponsabilité, jusqu’à parfaitement réussir, sur ce plan. Si l’on ne tient pas compte des premiers séjours en maison de repos, des camisoles chimiques, des vols au-dessus des nids de coucous. Vingt ans après, puisque S. a eu 50 ans, après quelques recueils de poèmes tous plus opaques les uns que les autres et surtout jamais soumis à la lecture et à l’édition, S. est revenu. De tout. Il est sous tutelle, habite un appartement charmant et vivote, sans plus rien attendre de la vie qu’elle se passe. Sa lucidité, récente, est effrayante : dans dix ans, me disait-il hier, il touchera une allocation vieillesse qui ne lui permettra plus de rester là où il vit. Il a dix ans pour voir venir, mais vingt ans se sont déjà écoulés sans rien lui apporter de bénéfique, pas même l’espoir de lendemains meilleurs. Il y a quelque temps, il me disait ne plus rien attendre de la vie, pensait se la reprendre. Je l’ai supplié de ne pas précéder sa mère dans le Voyage. J’aimerais pouvoir faire plus que de l’assurer ponctuellement de mon amitié, aller boire des pots comme on le faisait au Café des Facultés. Devant lequel je passe tous les matins pour aller travailler. Ce qu’il n’aura jamais fait. Je voudrais pouvoir faire plus et pourtant, quand je l’ai quitté hier, j’ai pensé immédiatement à l’inavouable soulagement que Jules éprouve quand il quitte le funérarium, les corps de Kathe et Jim à peine réduits en cendres…
17:11 Publié dans Blog | Lien permanent
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