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06/03/2012

Chienne de vie.

Il n'y avait aucun effet d'attente dans la note d'hier, juste l'impossibilité technique d'écrire et le besoin, quand même, de vous dire pourquoi aujourd'hui est un jour particulier. Qui vous livre ce que j'ai écrit hier.

Image 1.pngUn dernier mot et après on n’en parlera plus autrement qu'artistiquement.  Le reste, je le garderai pour moi. C’est le six mars au matin, il y a dix ans, que l’infirmière du lycée m’a appelé pour m’annoncer, comme on le lui a sans doute appris dans son école, que Fred & Ahmed avaient eu un accident la veille et que - la moins mauvaise nouvelle avant la pire - Ahmed n’avait rien d’autre que des égratignures. Le cliché du monde qui s’écroule n’en est pas un dans ces cas-là. J’ai déjà tout dit depuis dix ans sur Fred Vanneyre, l’amour qu’on s’est porté, l’élan créatif qui nous a unis, ses « coucou, copain » et sa voix, sa voix… Mais je n’ai encore jamais parlé de ce qui m’interpelle encore, dix années après. Ce soir-là, exceptionnellement, ce sont eux qui sont venus de Bourg à Lyon. Parce que nous devions trouver un endroit où fêter la sortie de notre disque et que cet endroit, c’était un bar rue Neuve. Fred et Ahmed sont venus me chercher chez moi ; quand nous sommes partis – en voiture, que les temps ont changé ! – Fred m’a montré l’Opel Corsa que sa grand-mère lui avait léguée : son grand-père s’était éteint en rentrant chez lui, sa femme avait vu la voiture avancer lentement jusqu’à la butée, s’est demandée ce qu’il faisait, il était mort au volant. Fred, quelques semaines après, avec son humour particulier, m’a dit, alors que je montais à ses côtés, Ahmed derrière, « tu n’as rien à craindre, cette voiture, c’est la seule dont la place du mort est celle du conducteur ». Et de partir de son rire en cascade.

Je ne sais même plus si l’affaire s’était faite au bar ou pas. Peut-être avons-nous échappé à la catastrophe puisque, il y a prescription, Ahmed jouait mal de l’harmonica et Fred ne devait d’impressionner que par son charisme, pas par son jeu de guitare. Peut-être Eric, déjà, qui s’était proposé, aurait-il mis un peu d’ordre dans cette dissonance, mais on ne saura jamais si « Ouessant » aurait autant marqué qu’au « Cœur des gens ». Mais l’essentiel n’est pas là. Ce qu’il faut retenir de cette soirée, c’est que, une fois rentrés chez moi, j’ai fait le plat de pâtes traditionnel. Sans vin, puisque l’administration, à ce moment-là, m’avait coupé les vivres. Heureusement, finalement, quand j’y pense : je n’ai pas eu à rajouter la culpabilité au deuil. Ce qu’il faut retenir de l’ironie du sort, c’est que Ahmed, arrivé chez moi, a été pris d’une très forte gastro-entérite, qu’il a passé deux heures, peut-être, dans mes toilettes. Et que Fred paraissait fatigué, soucieux de rentrer : son œil ne pétillait pas comme à l’habitude, le sourcil nourri était un peu plus froncé. Nous avons eu tous les deux une conversation sur l’après, les chansons qu’il aurait à enregistrer tellement elles étaient belles. « Nocturne », déjà, m’avait époustouflé, lui aussi je crois. Je me souviens lui avoir proposé un pacte à la Noir Désir, pour qu’il ne m’exclue pas, ce qu’il n’aurait jamais fait, de son projet. Mais je le trouvais fatigué, oui, impatient. Il avait cours le lendemain, il fallait faire la route, peut-être avait-il un rendez-vous. Nous discutions, mais je sentais qu’il avait hâte qu’Ahmed quitte les lieux d’aisance. J’ai proposé qu’ils dorment là, partent tôt le matin. Du plus loin qu’il m’en souvienne, j’étais seul chez moi ce soir-là, c’est étrange. Non, il voulait rentrer et je me souviens qu’il m’a dit avoir passé trop de nuits ailleurs que chez lui. Le passé dissolu de Fred Vanneyre m’a toujours paru étrange, je ne connais de cette période que deux-trois photos et un enregistrement quand on l’appelait Bego. Je n’ai jamais voulu en savoir plus.

Ahmed est sorti des toilettes, livide. Fred lui a demandé s’il allait tenir le coup. J’ai fermé la porte sur eux, nous devions nous revoir dans la semaine, les statuts de « Notre Approche des Arts » avaient été déposés, le compte ouvert, nous étions à une quinzaine de jours de l’arrivée physique du disque.  J’ai fermé la porte sur eux et le lendemain, on m’annonçait que l’un des deux ne serait plus. Plus jamais. Sans faire offense à Ahmed, c’est la part de moi qu’on m’a ôtée ce jour-là. L’ironie, encore, retiendra qu’Ahmed aura vécu ce jour-là son deuxième gros accident, qu’à chaque fois il s’en sera miraculeusement tiré. Parce que le camion a scindé la voiture, emporté l’un, épargné l’autre. Qui dormait, terrassé, sur le siège passager, puisqu’il n’avait rien à craindre. Sans doute Fred a-t-il évité de mettre de la musique pour ne pas le réveiller. Peut-être un bon 16 Horsepower l’aurait-il sauvé. On n’en saura jamais rien et j’ai fini par me dire que c’est avec elle qu’il avait rendez-vous ce soir-là et que c’est pour ça que je l’ai vu soucieux, pour la première fois. On ne vit pas avec des regrets : j’ai déjà émis la théorie selon laquelle Fred Vanneyre avait déjà tout dit et tout compris, à défaut d’avoir tout vécu. Et qu’il nous a condamnés à vivre, Claude, sa maman, sa sœur, les autres et moi. Le « Camarade » sonore que je lui ai réservé le jour sidérant de son enterrement, le « Ouessant » qui a résonné au crématorium, tout ça, j’en ai parlé. Mais croyez-moi : quand je vous dis que son rire, sa présence, son influence sont encore parmi nous, ce ne sont pas des mots. Parce que l’esprit d’Eloise, pensez-vous, un calembour pareil, jamais il ne l’aurait raté.

 

"Inoxydable" (L.Cachard/E.Hostettler), in "L'Eclaircie" (2010)


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13:40 Publié dans Blog | Lien permanent

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