Ok

En poursuivant votre navigation sur ce site, vous acceptez l'utilisation de cookies. Ces derniers assurent le bon fonctionnement de nos services. En savoir plus.

19/04/2011

Brouiller les pistes.

- C’est lui, tu crois ?

Sbigniew Konchalowziak désignait un petit homme nerveux, coiffé d’un tricorne, qui martelait d’une canne de jonc le sol d’un champ pierreux. Jonché de cadavres, dont certains convulsaient encore. Il s’adressait à Petrus Warziniaski, assis à même le sol, la kurtka déchirée, tenant la bride d’un cheval blessé au flanc. Le sang versait par flots, l’animal était terrifié, il n’allait pas tarder, lui aussi, à mettre un genou à terre. Mais si sa monture allait mourir, Petrus Warziniaski était bien vivant, il avait survécu à cette charge insensée décidée au petit matin. Ils savaient tous les deux que la route était trop encaissée pour qu’on y envoie les fantassins : en arrivant à portée des canons et des fusils, ils se feraient massacrer, et la colonne du centre ne serait pas protégée. Il fallait une action foudroyante, la cavalerie allait charger.



Konchalowziak  et Warziniaski  venaient de la banlieue de Lodz. Pour échapper à la mine, ils avaient décidé, bien que ne se connaissant pas, d’élever des chevaux. Des chevaux de trait, d’abord, qui coûtaient moins cher à l’entretien. Ils se sont rencontrés au comice agricole de Gdansk, l’un venant vendre, l’autre acheter. Ils auraient pu en rester là, mais sont devenus amis, se sont associés. Pas une fois ils ne se sont fâchés : tous les jours, ils s’occupaient de leurs bêtes, partageaient leurs repas et bientôt le même toit.

C’est Sbigniew  qui a proposé à Petrus de se lancer dans l’élevage, pour les vendre à l’armée polonaise. Leur commerce a bien fonctionné, mais quand la foudre a fait brûler l’étable, que les trois géniteurs ont péri carbonisés, ils se sont enrôlés eux-mêmes. En y restant quelques années, s’étaient-ils dit, ils pourraient rembourser leurs créanciers et reprendre leur activité. De plus, ça ne les sortait pas des chevaux…

C’est vrai que la plupart des hommes du régiment n’avaient pas connu le feu. Que pour eux, l’Espagne serait un baptême. Ils étaient habitués à ce qu’on les regarde défiler, qu’on admire leur tenue d’apparat : habit de drap blanc, pantalons amarantes, double bande latérale blanche, czapska à pavillon, arête et galon blancs, bombe de cuir noir. Le sabre de cavalerie légère à garde de laiton à trois branches et fourreau de fer, dragonne blanche… Ils aimaient qu’on les regarde parce qu’ils faisaient corps avec leurs chevaux. Alors, quand le lieutenant Niegolewski leur a dit qu’ils allaient attaquer, ils se sont surtout inquiétés pour les bêtes, parce qu’elles allaient essuyer le feu, charger en pente sur les cailloux que les éboulis avaient laissés, risquer de se casser les pattes. Tous les cavaliers savent que sur un tel dénivelé, les chevaux peinent. Pourtant, il allait falloir le faire.

Ça a été l’enfer. Ils les ont tous vu tomber. Au premier coude, les quatre canons espagnols ont fauché le peloton de tête, le commandant Kozietluski en premier. Au fur et à mesure que les hommes et les bêtes chutaient, ceux de derrière les remplaçaient. Konchalowziak  et Warziniaski  avaient pour eux les innombrables courses de côte qu’ils avaient faites en campagne pour dresser les plus impétueux des chevaux. La vitesse était leur atout, la foulée déliée leur permettrait d’atteindre les servants, de les abattre avant qu’ils aient le temps de recharger. Au delà de la quatrième batterie, l’ouverture allait s’élargir, il suffisait d’atteindre ce cap, que le cheval comprenne que c’était le but à atteindre.

Quand les Espagnols ont fui, quand ils ont atteint le sommet, ils n’étaient plus qu’une cinquantaine sur les cent cinquante qui avaient chargé. Partout, c’était la désolation, les hurlements de ceux qui n’avaient pas eu la chance de mourir vite, les hennissements terrifiés des chevaux démembrés… Des cris mais des chants aussi, et pas de victoire. Des hommes rendus sourds par les canons fredonnaient des berceuses, erraient en haut de la colline quand la troupe d’élite est arrivée, quand le petit homme s’est fait aider pour descendre de cheval. Sbigniew Konchalowziak l’a vu le premier. Ce qui l’a le plus surpris, c’est la propreté de sa tenue. Cet homme pour qui des centaines de soldats venaient de mourir était immaculé, la mèche un peu rebelle peut-être. Dans l’hébétude générale, il apparaissait comme un sauveur : personne ne songeait à lui demander si ça valait bien la peine d’avoir fait tout ça.

Il est venu directement vers Niegolowski, l’a regardé dans les yeux. L’autre était à terre, il a voulu se redresser mais l’Empereur lui a dit de ne pas bouger. C’est lui qui s’est accroupi, tout le monde regardait la scène, il a enlevé sa croix, l’a épinglée sur la poitrine du lieutenant et lui a dit : « Vous êtes un brave. C’est vous qui porterez à Paris les drapeaux pris ici. ». Le soir, il dormait tranquillement à Buitrago, de l’autre côté de la sierra. Le lendemain, Konchalowziak, Warziniaski et les survivants – dont la plupart étaient blessés – eurent droit au chapeau bas du Grand Homme, qui les reconnut pour sa plus brave cavalerie, dignes de sa Garde. À ce moment précis, les pensées des deux paysans se croisèrent. Elles allaient vers les bêtes mortes de la démesure des hommes, vers les vallées désertiques du Boug, au moment du dégel, quand la terre est meuble, que les pas des chevaux l’épousent facilement et qu’ils ont eux l’impression de ne faire qu’un avec leur monture.

 Extrait du Poignet d'Alain Larrouquis, à paraître prochainement, aux Editions Raison & Passions (Tous droits réservés).

00:37 Publié dans Blog, Livre | Lien permanent

Les commentaires sont fermés.