18/05/2010
Bellettissimo!
On meurt beaucoup dans le « Hors la loi » de René Belletto. De toutes les façons : suicide, meurtres sauvages, étranglement et même par implosion, par quelque biais extra-terrestre dont l’auteur de chefs-d’œuvre absolus que sont, pour moi, « Sur la terre comme au ciel » ou « l’Enfer » - pour ne citer qu’eux – est familier. On meurt, mais on vit, ce qui équilibre : des amitiés esthètes, des liens de musiciens, des amours aussi prudentes dans l’approche qu’elles sont intenses dans leur réalisation. On vit plusieurs générations dans la construction de ce roman à énigmes, qui n’en finit pas d’intégrer le lecteur dans son énonciation pour mieux lui rappeler qu’il s’agit d’être attentif. Au moindre détail : chez Belletto, ça a une importance majeure. La marque des enceintes – sur laquelle la seule fille que Luis Archer n’aimera pas pose négligemment sa veste brune alors que lui-même n’y a jamais rien apposé que le chiffon qui sert à les essuyer ! Celle de son amplificateur, de sa guitare flamenco ; celle de sa voiture : avoir lu Belletto permet, au fil des décennies, de retrouver des modèles de véhicules auxquels on n’aurait jamais prêté attention, alors que lui… On avance dans les récits enchâssés, avec la petite crainte de s’égarer – je me souviens de « Créature » et de sa séquence de grammaire historique! - mais ça fonctionne, ça s’enchaîne, avec harmonie. Les figures, féminines et masculines, sont prégnantes, l’écriture est hors du temps, vocabulaire obsolète et subjonctifs imparfaits de rigueur, il y a une immense maturité dans l’écriture et un refus catégorique de l’effet : dans ses multiples interventions, l’auteur, le narrateur, le personnage se confondent, interpellent, procrastinent à grand renforts de préludes, de digressions, de renvois à plus tard. Les obsessions sévillanes de l’auteur affluent, autant que son goût pour le Sacré et l’histoire de sa musique : chaque copla, chaque cantate, est décrite avec précision, date, composition, conditions. La cinéphilie des personnages aussi ; Belletto écrit pour lui tout en se souciant du lecteur, pas par démagogie, mais par volonté évidente qu’il le suive sur cet autre chemin que celui de la médiocrité. Une exigence qui fait de lui un auteur rare, qu’on ne verra pas à la télévision parce que ni lui, ni ses personnages ne la regardent. Les récits s’enchâssent donc, avec un goût affiné pour le dénouement, qui rend la deuxième partie de la lecture urgente. Dénouement mais pas dévoilement : on n’en saura pas plus sur le quatrain qu’il ne faut en savoir pour qu’il soit objet d’écriture, déjà présent dans « Régis Mille » (en même temps que "la vieille Mme Cachard", si, si!). Et la construction cyclique de ce petit pavé appelle à sa relecture, sans fin. A la vérification des références, non pour trouver une erreur quelconque (l’érudition du bonhomme est sans doute proportionnelle à celle du libraire du Dragon, prétention et obséquiosité en moins) mais pour déceler ce qui relève de l’hommage et ce qui renvoie à l’imaginaire. Dont Belletto raffole, au point d’arriver à mêler à cette saga familiale, policière et musicale, une extravagante dimension surnaturelle, je l’ai dit. Qui ne détonne pas, parce que même celui qui n’y est pas mêlé, Luis Archer, n’arriverait pas à convaincre un inspecteur de police de la vraisemblance de ce qui lui est arrivé : ce n’est donc pas lui qui reprochera à celle qui lui racontera son extraordinaire histoire d’affabuler.
Je l’ai souvent dit dans ces pages, et même publiquement, depuis peu : j’aime cet écrivain. J’ai parfois frissonné à la lecture en retrouvant cet amour pour l’Espagne (chez lui, les rues parisiennes sont « de Madrid », le café « de Cordoue », l’avocat s’appelle Diego Ruiz, l’oncle Pepe, la nourrice Alma…) que nous partageons, j’ai écouté avec son personnage le « Compañera y sobrerana » de Manolo Caracol pour partager le deuil de Maxime, reporté cent fois la fin de la lecture pour ne pas récréer « le lien de l’absence ». Les interprétations sont libres sur le sens qu’il faut donner aux décalages trouvés dans les insertions d’un narrateur, mort et né le 6 juin 1966, dans ceux, temporels, du temps terrestre et du temps renatien. Faut-il en donner, d’ailleurs, obligatoirement ? L’auteur n’en est pas à une fausse piste près, lui qui fait dire à Luis, s’autocitant, que tout cela n’est peut-être qu’un « amas de billevesées ». Les romans à énigmes sont souvent trompeurs, dans ce qu’ils laissent à penser. C’est aussi pour cela que ceux de Belletto sont autant de présences gentiment menaçantes dans la bibliothèque : comme des rappels à l’ordre.
19:07 Publié dans Blog | Lien permanent
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