18/11/2009
CDT II
Christian Chavassieux, 49 ans, réécrit l’oppression kafkaïenne comme on anticipe des peurs auxquelles on craint qu’il faille un jour, inéluctablement, nous confronter.
La clairvoyance du misanthrope
Christian Chavassieux n’a rien pour plaire. Non que le garçon fût disgracieux ou quoi, mais quand on offre à un panel de lecteurs la seule perspective d’un étouffement revendiqué, d’une apnée littéraire sans issue aucune de 157 pages resserrées, avouez que, d’un coup, ça nous situe l’auteur à la plus exacte opposée de ce que la littérature contemporaine sait produire de putassier. Quand on sait que sa logorrhée lui est venue d’une visite dans sa ville d’un Ministre de l’Intérieur en 2004, non pas que celui-ci l’ait davantage rebuté qu’à l’habitude, mais parce qu’il y a vu une adoration chez ses concitoyens digne des heures sombres, on se dit qu’il ne doit pas être aisé de rentrer dans le monde de cet homme-là. Pourtant aussi sympathique, raffiné et élégant que les personnages de son « Baiser de la nourrice » sont oppressants. Parce que si tout étouffe dans l’œuvre de Chavassieux, c’est d’abord parce que la Ville est orwellienne, que toute espèce de libre-arbitre et d’indépendance a disparu, ne laissant place, au choix, qu’aux chiens – « nos domestiques désormais rebelles à notre mode de vie » - ou pire, si c’est encore possible, aux barbares. Deux entités totalitaires qui s’emparent et déchiquètent tout individu qui prétendrait réfléchir – le verbe est en gras dans le texte – et sortir de la voie que l’identité supérieure lui a tracée, activité bureautique incluse. Tout est mécanisé à l’extrême dans ce monde-là et Azert – quatre premières lettres du clavier – s’acquitte parfaitement des « tâches honorables » que cet Etat a conçues pour lui. De fait, il peut se concevoir, sinon libre, du moins à l’abri des chiens – les mêmes, pour cet amateur et éditeur de BD que ceux qui inaugurent le « Valse avec Bachir » d’Ari Folman. Pas comme l’Instituteur qu’ils sont venus happer devant ses élèves, qu’ils ont défenestré avant de l’entredéchirer dans la cour, devant ses élèves. Sans doute parce que tout Etat totalitaire commence par réduire le savoir et la conscience à néant, en s’en prenant aux ceux qui transmettent. Il n’empêche, ce jour-là, une vocation est née chez un de ces enfants qui s’est silencieusement délecté de cette exécution : Alceste Badin. C’est drôle, Alceste Badin, comme nom de personnage, parce que dans un tel chaos, inutile de dire que toute forme de badinage est depuis longtemps tombée dans l’oubli, et puis Alceste, le Misanthrope - qui veut « chercher sur la Terre un endroit écarté où d’être homme d’honneur on ait la liberté » - aurait été le premier exécuté.
« Il est dur de concevoir qu’on est tous potentiellement barbare tant qu’on n’a pas considéré sa part de monstruosité. »
Il n’empêche, Alceste Badin, « neuf ans à peine », une autre Enfance d’un Chef, qui discourt à grands renforts de MOI, promet milice nouvelle et sacrifice, provoque chez Azert, dont l’impéritie ne se dément pas auprès de la Gilda qu’il convoite, un engagement aveugle qui n’a même pas le panache absurde d’un Bardamu s’en allant-en-guerre. Engagé dans le nouvel Ordre du peuple, une antinomie dont on n’aurait jamais pu se douter qu’elle animerait portant, à coups d’ordre juste, la dernière campagne présidentielle, Azert devient un Autre, « vêtu de l’uniforme anthracite », qui peut désormais engueuler sa mère parce que le café est froid et à qui on ne demande plus de le faire au Bureau. Ses tâches ont changé, il n’a plus simplement à trier des papiers, mais à mettre en ordre la vie des récalcitrants, avec une sauvagerie dont il n’aurait pas soupçonné qu’elle pût s’accompagner de la même jouissance du travail bien fait. Chavassieux excelle dans l’écriture de l’indicible, des coups qui redoublent parce que « personne n’avait vraiment envie d’écouter ce que (la victime) avait à dire »… On retrouve les miliciens et le culte du Chef, la mort de la morale avec l’effacement progressif des parents, le massacre (des chiens du zoo) dans « l’éjaculation des armes », la faute reportée sur ces barbares qu’on veut supplanter parce que le pouvoir appelle, toujours, sa substitution par un pouvoir plus grand. Anarchiste, Chavassieux ? Philosophe politique, plutôt, dans sa façon de démontrer l’absurdité des hiérarchies fondées sur la seule potestas : le passage de la disgrâce de Nod, du vide qui se crée autour de l’ascension d’Azert est remarquable.
Azert devient le tortionnaire zélé que l’Humanité a déjà connu, celui qui ne s’est jamais départi de son devoir, celui à qui la raison d’Etat, souvent, s’est imposée. Il est facile dans ces cas-là de solliciter la barbarie nazie, il est plus dur de concevoir qu’on est tous potentiellement barbare tant qu’on n’a pas considéré sa part de monstruosité. Quand Azert finit par prendre sa revanche sur l’enfant qui le terrorisait à l’école en torturant l’homme qu’il est devenu, on comprend qu’une existence est une somme de cercles vicieux auxquels on ne peut opposer que la vertu de la connaissance et de la fragilité. « On fait grand cas de mon opinion, ici » se délecte le personnage devant sa victime, avant de savourer ses ultimes prises de guerre, dont Gilda, in fine, jusqu’au seuil ultime de sa déshumanisation. Christian Chavassieux s’est défendu, en débat, de solliciter les consciences, d’être l’écrivain engagé qu’on pourrait attendre qu’il soit (si l’on savait ce que ça signifiât, je veux dire !). Il a raison : c’est une mauvaise conscience qu’il n’a pas besoin d’agiter puisqu’on la sait contenue dans la moindre atteinte aux libertés et dans la moindre aspiration au pouvoir pour le pouvoir. En cela, il a bien fait de ne pas s’attendre au coup de cœur de Lettres-frontière. On peut juste regretter que le jury n’ait pas pensé à un coup dans l’estomac. LC
« Le Baiser de la nourrice», Jean-Pierre Huguet, 2008
ISBN 978-2-35575-045-8
Prochain numéro : « Twist», de Delphine Bertholon.
16:20 Publié dans Blog | Lien permanent
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