29/04/2009
Huston, we've got no problem!
Nancy Huston – Bibliothèque de la Part-Dieu, 28.04
C’est toujours un bonheur d’aller à la rencontre de Nancy Huston. D’abord parce que c’est un des romanciers les plus fulgurants de notre époque, ensuite parce qu’elle est d’une intelligence remarquable, ce qui n’est pas forcément lié. Intelligence et culture pour une fois mêlées, j’ai à chaque fois remarqué que cette femme savait de quoi elle parlait et qu’elle en parlait extrêmement bien. Une fois passée l’appréhension d’une rencontre menée par des lycéens, j’ai également apprécié de l’entendre parler des « Lignes de faille », ces falt lines dont l’interprétation psychanalytique ne dépassera pas le stade de la sémiologie - « j’ai souvent remarqué, sauf le respect que je dois à Freud, que je tiens pour un philosophe et un écrivain remarquable, que ceux dont l’analyse durait longtemps allait finalement de plus en plus mal », dira-t-elle. Faille, à qui il manque une lettre pour faire famille, et qui, si on en enlève une, renvoie à cette fille qu’elle n’a jamais cessé d’être. Lignes de faille, paru en 2007, déjà, c’est une histoire polyphonique menée par plusieurs enfants de six ans dont chacun, répondra-t-elle aux lycéens, est une part de l’enfant qu’elle a été doublée de la part de ce qu’elle prend chez les autres au fur et à mesure de ses rencontres. Outre les explications qu’elle a apportées à l’édification de son roman – une chronologie inversée de 2OO1 à 1945, jusqu’à l’histoire des Lebensborn, ces fontaines de vie, des usines à naissance de bons aryens et ces enfants arrachés, pour repeupler l’Allemagne, à leur famille pour des familles d’accueil devenues, de fait, familles tout court, dont il seront de nouveau séparés après la guerre pour autant de vies détruites.
Nancy Huston est à l’aise, même quand elle parle de choses graves, elle insiste sur l’importance de l’identité, confie que cette même identité se définit par les images qu’on a de soi et celles qu’on donne de soi. Elle pense qu’il faut être déterminé par quelque chose de tangible, qu’être quelque chose permet d’être tout court, renvoie, deux fois, à Hamlet et à son « All the world’s a stage ». A cet instant précis, je veux l’épouser, mais elle minaude, raconte qu’elle a été jeune et jolie alors qu’elle est d’une Beauté rare, qu’elle n’a pas rencontré Romain Gary – son menteur/mentor (« j’assume tous mes lapsus ») et son sujet de thèse – parce qu’il l’aurait sans doute draguée et qu’elle n’aurait pas aimé ses techniques de drague, cabotine aussi quand elle dit avoir traversé toutes les religions, des deux Reformations différentes - mère presbytérienne et père anglican, à moins que ce ne fût l’inverse – belle-mère allemande et catholique, compagnons juifs, qu’elle écrit dans un placard de sa maison du Berry pour ne pas que la nature environnante la perturbe. Elle parle avec passion de l’écriture, dit que c’est aussi pour cela qu’elle n’est pas un bon sujet pour la psychanalyse : parce que comme tous les écrivains, selon elle, « elle ne veut pas guérir ». Elle veut que dans sa tête continuent de se mélanger les voix des quatre enfants qu’elle fait parler, poser sur le monde un regard sans complaisance justement parce qu’ils ont des raisons d’avoir peur, entourés qu’ils sont par les « bandes de fous » que nous sommes. Elle termine par la lecture, sublime, d’un extrait de son « espèce fabulatrice », parue en 2008, dans laquelle elle s’attaque à la réception, chez une jeune fille du Pacifique Sud, de la lecture de Dickens par l’instituteur de son village : menacée du pire par sa mère si elle ne s’enlève pas le personnage de Pip dans la tête, elle finit par assimiler sa propre mère en train de la morigéner au personnage même de la mère du personnage ! Chiasme élégant pour finir la rencontre. On a tous des personnages qu’on porte en nous, nous-mêmes, dit-elle, sommes des personnages en soi. La belle Nancy, arrachée pour un temps au roman qu’elle est en train d’écrire et dont elle ne dira rien, se lève et ne s’en va pas : elle est, comme partout, assaillie par ses lecteurs qui se sont peut-être davantage identifiés à elle qu’à ses livres. Moi, je fais le lien et je continue mon chemin : ses plus belles pages, à mon sens, sont celles – dans « l’Empreinte de l’ange », quand la flûtiste désespérée cherche dans le caniveau la partie de son instrument qu’elle a perdue dans une bousculade dont seul le lecteur sait que c’est la manifestation des Algériens en 1961 à Paris. Celle qui fut réprimée dans le sang sous les ordres du sinistre Papon. Deuxième correspondance dans la difficulté qu’elle a eue et qu’elle assume de donner une parole métaphysique à des enfants de six ans… Quand j’en aurai terminé avec ma « partie de cache-cache », je lui en enverrai un exemplaire, dans son Boischaut Sud. De quoi raviver les « amitiés berrichonnes » dont elle m’a gratifié il y a quelques années, déjà, en dédicace. Et ce même si ma « partie de cache-cache » doit avoir autant de lecteurs qu’il n’y a de langues dans lesquelles Nancy Huston est traduite : d’une rencontre l’autre, il y a tellement de choses qui se passent !
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12/04/2009
Los Abrazos rotos
Il faut parfois savoir se faire plaisir aussi. C’est pour ça que, de Séville, je ramène, - en plus d’une addiction avérée à « l’amertume de Don Juan, la perfection de Dionysos »* - quelques impressions du dernier Almodóvar, « Los Abrazos rotos » (« les étreintes brisées » en traduction française), vu à Séville, aux pieds d’un Stade Sanchez-Pizjuan que tous les tragédiens connaissent bien depuis 1982. « Los Abrazos rotos », c’est déjà un Almodóvar et ça se voit dès le premier plan, dans l’iris – qu’on ne sait pas encore atrophié – d’un homme à qui une blonde sculpturale vient offrir ses yeux pour une séance de lecture qui finira sur canapé, dont on ne verra pourtant que la crête, en un panoramique très design, le tout sur un ton rouge qui lancera la permanence du film. Cet homme, c’est Harry Caine, qui fut Mattéo Blanco et le redeviendra. Un écrivain reconnu, dont les romans sont prisés et à qui vient l’idée, en début de film, de la vengeance du fils de Marilyn Monroe et d’Henry Miller, à ce que j’ai compris. Une fausse piste pour que Almodóvar revienne à ce qu’il adore : des mises en abyme en veux-tu en voilà, des films qui se montent et montrent des films en train de se faire, un metteur en scène qui tombe fou amoureux de son actrice, elle-même épouse et redevable d’un mari producteur du même film, qui affecte à sa surveillance et au making-of (de tous les instants) son propre fils, homo refoulé et boutonneux. Vous suivez ? L’action se passe en deux temps, deux époques distinctes, entre 1992 et 1994 pour la période de flash-back, et aujourd’hui. La fatale, tout le monde le sait, c’est Penelope, qui montre ici, dans le rôle de Lena (waaah, comme dans « Conte d’été » !) qu’elle est une très très grande actrice, indépendamment du fait qu’elle est la seule preuve valable que Dieu existe. Lena et Matteo, dont la passion est telle qu’ils fuient tout ce qui pourrait l’empêcher et laisse le film qu’ils tournaient entre les mains du mari rejeté, qui en fera une arme de vengeance et de désolation. L’histoire d’amour est belle, Lena est magnifique d’abandon et de déchirement, l’échappée en Lanzarote, sur la Playa del Golfo, permet des plans d’une beauté du diable sur le sable noir. De tout cela, qui fut (et qui fut bien) seize années plus tôt, il ne reste à Harry qu’une identité à laquelle il a renoncé – morte en même temps que Lena – et quelques secrets, dont des photos déchirées, à reconstituer, au fond d’un tiroir. Métaphore d’un puzzle à reconstituer qui verra l’histoire imaginée de se réaliser d’elle-même, avec des jeux de paternité et de révélation dont je ne dirai rien ici.
La marque d’Almodóvar, en dehors de gros plans sur des tomates qui n’appartiennent qu’à lui, est partout dans ce film personnel, entre l’autofiction de « la mala educacion » et les étreintes déjà brisées d’un « Hable con ella ». En dépit d’un scénario qu’il aurait pu resserrer et donc de quelques longueurs, c’est un film qui marquera cette fin de printemps, jusqu’à sa sortie française (où il sera sans nul doute mieux reçu qu’en Espagne...). Parce que telles histoires ne s’écrivent qu’en aimant absolument l’actrice pour qui on l’écrit, qui le lui rend bien. La scène pendant laquelle Penelope coiffe la perruque de Marilyn n’est là aussi que la fausse piste que Pedro s’est plu à lancer. C’est quand elle soutient son père mourant, qu’elle se sacrifie pour lui, que Lena/Penelope est bouleversante, dans le face-à-face avec sa mère notamment.
Quant à la chanson « A Ciegas » – composée, comme l’ensemble de la BO par Alberto Iglesias et interprétée par Miguel Poveda – elle se situe d’emblée dans la lignée du « Cucurucucu » de Caetoano Veloso pour ceux qui voient ce que ça peut signifier. Elle clôt superbement, dans ces cinémas désormais désertés avant même la toute dernière seconde d’une émotion qui rappelle que ce qui suit un film d’Almodóvar, j...., c’est toujours du Almodóvar.
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11/04/2009
Passé le Guadalquivir...
J'ai trouvé dans le fond d’un verre de Manzanille
l’amertume des soirs passés à m’imprégner
des couleurs de la lune qui pour nous deux brillait
à distance légale d’émois partis en vrille ;
il ne me reste rien de cette cantilène,
c’est l’état d’abandon et puis de décalages,
une atrophie des sens, comme pour un retour d’âge,
la torpeur d’être en face d’une vie qui fut sienne
J’ai tant de souvenirs, ma mémoire en est pleine
sur l’écran Adèle H. rechausse ses lunettes :
je voudrais être en face d’une âme souveraine
délestée de tout ce qu’un beau soir on regrette
Plaza de Espaa, j’ai attendu des heures
voir à Séville sombra prendre le pas sur sol,
fuyant tous les humains, réfutant les écoles,
priant pour que le temps concordât à mon cœur
Il me reste le vide, dans lequel je m’installe,
décidé à pallier toutes les parts manquantes
le vide est une vie dont on décore l’étal
[ un étal d’où dévale l’étendue d’eau régale
et qui parfois attire jusqu’au pas des passantes
J’ai tant de souvenirs, ma mémoire est espiègle,
elle accole Adèle H. à mes amours défaites
bien qu’à la table rase plus que jamais je tienne,
qu’à l’issue de l’oubli lentement je m’apprête
Ici une lumière a recentré la ville,
tous ces lieux qui ravivent m’ont fait me retrouver
au fond du fond du verre glacé de Manzanille,
in fine du fino jaillit la vérité.
Va ! née sabéenne, ma reine est sévillane
je griffonne une Ode sur le coin d’une table :
l’encre noire dessine sur le papier de sable
d’inédits aphorismes aux ambitions profanes
Alors à Triana je vais la rechercher,
mon Adèle isolée du reste de sa vie,
près du Guadalquivir je vais déambuler
à mon bras une muse que jamais on ne vit
ad lib « Los balcones se cierran
Para enjaular los besos
!Oh cuanta estrella
cuanta estrella ! »*
*Federico Garcia Lorca « Ocaso de feria »,1921
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03/04/2009
Being Hamlet.
Ce blog avait vocation, au départ, de remplacer ce « Cheval de Troie » - revue culturelle d’inspiration nizanienne – dont je ne désespère pas qu’il renaisse un jour, sous quelque forme que ce soit. J’y ai progressivement, comme dans ma vie, délaissé l’exercice critique au profit d’un engagement esthétique permanent, dans les écrits comme dans ces projets qui foisonnent et me font dire que je vis bien. Je n’ai même pas envie de critiquer le « Hamlet » que je viens de voir aux Célestins : ça m’obligerait à contester les choix de mise en scène, à pester contre l’utilisation abusive de la musique au théâtre, surtout quand elle ponctue les scènes. J’ai dit en première réaction que plus d’effets dans une pièce que n’en a mis Claire Lasne-Darcueil, ce serait les Monty Python. Parce que là, elle a fait fort, quand même : du Radiohead, du Ferré, un peu de techno et de hurlements, le Spectre qui fume son clope en regardant la scène, l’inévitable mise-à-nu d’un ou deux comédien(ne)s, deux chouettes par ci, un vautour par là, des travestis, l’enflure de la noyade d’Ophélie…
Evidemment, en repensant à l’épure du « Hamlet » de Peter Brook, on ne peut s’empêcher de se dire qu’à monter un tel texte, il ne faudrait en retenir que la force. Enorme, irrésistible. Plus j’en vois, plus je me dis que ce texte est une genèse, que tout y est : on retrouve les affres du pouvoir, de la perdition, les hypocrisies relatives au politique. On passe de la farce la plus marquée à la métaphysique absolue, celle d’avant la psychanalyse. On rit tous de Yorick, par exemple, avant de frissonner d’effroi à la pensée qu’on sera un jour comme lui… Qu’un fossoyeur rira de nous avant de nous aplatir le crâne à coups de pelle.
Non, je ne dirai rien d’autre de cet « Hamlet »-là, oubliable dans sa mise en scène. Je ne garderai – et c’est déjà beaucoup - que l’extraordinaire proximité avec le comédien. De le voir à cinquante centimètres de soi pendant une grande partie de la représentation m’a permis de dépasser le « Hamlet » pour apprécier un Hamlet en train de se jouer. Et c’est impressionnant, un tel rôle. Being Hamlet. Pas d’autre solution pour le jouer que de l’être tout à fait, c’est une tautologie. Mais ce n’est pas pour autant gagné d’avance. Et là Patrick Catalifo m’a subjugué, après la réticence initiale (un peu trop vieux pour le rôle ?). Des accents très enfantins jusqu’à la plus extrême souffrance, la palette des expressions de cet acteur n’est pas complète, elle est incarnation. Un rien dans le regard qui montre qu’il n’est pas en train de jouer, mais qu’il est en train de préparer cette revanche impossible qui lui coûtera plus qu’elle lui apportera jamais (si l’on excepte la postérité qu’Horatio lui devine dès la dernière scène, après que le silence ait défini le reste). William Nadylam, dans « la tragédie d’Hamlet » de Brook, jouait le retrait distant du Prince du Danemark sans jamais qu’on le prenne à défaut de simulation. Catalifo le joue sur plusieurs registres, la démesure des pas dansants, l’accablement de la souffrance amoureuse (quelle scène quand il oppose à Laerte une douleur qu’il juge supérieure à la sienne !), la violence explosive de la dénonciation des criminels. Catalifo équilibre la démesure de la mise en scène quand il ramène, non pas à lui, mais aux interrogations du personnage sur la validité de son action, sur les justes effets de la vengeance qui le torture. Quelque chose dans le visage qui se tord et fixe au plus loin, jusqu’après le théâtre, ce qui pourra bien advenir d’un monde déjà pourri qui ne peut rien annoncer de bien. Quelque chose de l’ordre d’un sacrifice profane et politique, la fin d’un monde qui n’est plus supportable. Et cette question, terriblement moderne encore: Have you eyes?
19:52 Publié dans Blog | Lien permanent