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02/03/2016

Sobre España, también.

Première balade

J’ai pas tout de suite vu que c’était toi. Les uniformes qu’ils vous ont filés font que vous vous ressemblez tous : une belle bande de fils de putes. Même si vos mères, on a un peu de mal à les insulter parce qu’on les a connues. Qu’on est du même village, qu’on s’est entraidés au moment des moissons, de la cueillette. Le fusil non plus, ça te va pas ! Les nôtres sont tellement pourris qu’on passe pour des héros dès qu’on arrive à les charger. Mais les vôtres, pardon ! Rutilants, de vrais sous neufs. Quand je pense que c’est nos impôts qui les payent, alors qu’avec l’argent, on aurait pu la monter, cette ferme qu’on voulait partager quand on était gamins… Tu te souviens, tu regardais ma sœur, tu m’énervais à dire que tu allais la marier ? Tu sais qu’ils l’ont butée, tes potes, ma sœur ? Peut-être même qu’ils ont passé du bon temps avec, avant ? Tu peux penser à ça, ou ton cerveau a fondu dans la calotte ? Putain, il a fallu que ça tombe sur toi, tu pouvais pas être ailleurs, ¡coño !

Tu vas faire quoi, là, me tuer tout de suite ou le faire faire par quelqu’un d’autre ? La besogne, tu n’y as jamais rechigné, je pourrais le dire aux enfoirés qui t’ont embringué là-dedans. T’es pas fasciste, toi, Manolo, tu l’as jamais été ! Je t’ai jamais vu aller voter, à part pour dégager Emilio de la mairie. Pas parce qu’il était communiste, parce qu’il avait pas payé la parcelle qu’il avait achetée à ton oncle ! On est des paysans, c’est la terre qui nous intéresse. Et la terre, c’est mes copains à moi qui vont nous la donner, pas les tiens. Pas ces enfoirés qui vous embobinent mais qui vont pas se faire tuer. Les oliviers, tu sais comment ça fonctionne : il faut qu’ils soient à nous, sinon on gagne rien dessus !

Ça fait trois semaines qu’on est dans ce gourbi, on a plus rien à boire, rien à manger. On s’est planqués là mais on attendait que vous veniez nous cueillir : on en a ras-le-bol de tout ça, on voit bien qu’on pourra pas gagner, qu’ils ont tout prévu, tes chefs. T’as gagné quoi, toi, Manolo, un repas par semaine au mess, c’est ça ? Pauvre vieux, tu vois, c’est moi qui vais crever mais c’est moi qui te plains ! A qui t’auras le courage de raconter ça quand tout va s’arrêter, si tu retournes au village ?

Quoi, tu veux que je ferme ma gueule, c’est ça ? Mais vas-y, fais-moi taire, appuie, c’est rien ça, Manolo. T’as dû en avoir, des heures d’instruction, tu dois savoir t’en servir, de ton fusil ! Vas-y, tire, mais jure que t’iras voir la mère après, que tu pourras la regarder dans les yeux !

C’est beau, ici, Manolo, hein ! C’est là où ça va se passer, ils nous ont dit l’autre fois. On s’est caillés à vous attendre, mais quand le soleil se lève, sur le pic, on se dit qu’on aura un peu voyagé. Je te donne mon foulard, tu le cacheras dans ta thurne. Quand ce sera fini, ramasse un peu de terre, tu lui donneras ça, à la mère. Tu lui diras que j’ai pas souffert, que j’avais un beau sourire sur mon visage. Que je suis avec ma sœur, maintenant, qu’on doit bien s’amuser tous les deux. Elle y croit, elle, à ces conneries.

Attends un peu , Manolo ! Je veux te dire une chose, même si tu voudras pas m’écouter. Depuis que je suis dans la Brigade, j’en ai vu des choses pas belles, des mecs qu’on dessoude parce qu’on peut pas les garder. C’est normal que vous fassiez pareil, c’est de bonne guerre. Mais les mecs de la Brigade, ils pensent ce qu’ils veulent en politique, mais y’en a pas un qui pense pour lui tout seul, tu comprends ? Ces mecs-là, ils sont venus parce qu’ils veulent pas qu’on leur dicte leur vie, ils veulent juste qu’on se fasse un peu moins avoir. Toi, quand tu vas rentrer, t’auras rien de plus que ce que t’avais avant, sauf que t’auras manqué plus d’une fois de te faire descendre et que y’aura fallu que tu me tues moi. Mais les oliviers, tu verras, tu vas te tuer à les cultiver et c’est jamais toi qui toucheras l’argent, jamais toi qu’on remerciera pour tout ce que t’as donné. Et quand tu seras vieux, quand il faudra quand même que t’ailles t’achever à la tâche, ça va te revenir. Tu te diras qu’il avait raison, Federico, parce que tu vas pas pouvoir m’oublier ! A ce moment-là, je te jure, je te tendrai la main et où que je sois, je t’emmènerai avec moi : l’enfer, tu l’auras déjà connu. T’auras qu’à t’occuper du chien, ¡hombre ! tu peux faire ça pour moi, non ? Le vieux cabot, déjà qu’il reverra pas Anna, il va se laisser mourir, il va faire comme la mère.

Vas-y, tire, maintenant, je t’ai tout dit. Tu vois, j’aime autant que ça soit toi qui le fasses plutôt qu’un autre con de ta bande. Un mec qu’aurait vraiment des intérêts à ce qu’on gagne pas. Même si on finira par gagner : vous allez pas pouvoir tous nous tuer ! Allez, Manolo, t’attends pas à ce que je sorte un mot historique. Je suis fatigué de tout ça, ça fait trop longtemps qu’on est partis de la maison, tu crois pas ? Fais gaffe à ce qu’ils la brûlent pas, il paraît que c’est comme ça qu’ils font peur aux paysans, qu’ils leur disent de se mêler de ce qui les regarde. Comme si ça les regardait pas, mais bon, on a plus le temps d’en parler.

Putain, j’ai les foies, Manolo ! J’espère qu’on m’oubliera pas trop vite au village. C’est con, la vie ! On était faits pour avoir des gamins, Anna avec toi, peut-être, moi avec Penelope, si elle avait voulu. Mais on en aura pas et quand les vieux seront morts, la ferme, si vous l’avez pas brûlée, elle ira à je sais pas qui, c’est ballot… Peut-être que tu pourras l’acheter, avec celle des tiens : tu l’auras ton exploitation !

Fais ton devoir, tu pleureras plus tard ! Je t’interdis de chialer devant eux. Toi, je te connais, mais eux, ils ne méritent pas que tu leur dises qui j’étais. Dis-leur plutôt que je les emmerde !

(Silence)

Tu ne vas pas me tuer ?

PAN !

(Silence)

 Extrait du "Poignet d'Alain Larrouquis", Raison & Passions, 2012

19:23 Publié dans Blog | Lien permanent

01/03/2016

¡Mi soledad sin descanso!

martinelli_quelqunatuer.jpgCombien de fois se l’est-il passé, dans sa vie, Olivier Martinelli, « Tierra y Libertad », de Ken Loach pour prendre comme matériau de « Quelqu’un à tuer », son dernier roman, la guerre d’Espagne, du côté des Asturies, et, cinquante-six ans après, de Paris, un road-movie psychanalytique – en vieille Fiesta à bout de cardans - qui se trame en même temps que deux récits se croisent? Deux époques, deux narrateurs, le tout à la première personne, histoire que l’Histoire se fasse en même temps que la petite, celle de Ignacio, qui prend les armes en même temps que ses copains du village de Mieres parce que rien d’autre n’est possible, dans sa vie, que la pauvreté et l’exploitation, celle de Arthur, dandy ex-branché et loser bukowskien de moins en moins magnifique. On croit retrouver la trame du film de Loach quand la petite-fille du héros retrouve, à l’annonce de son décès, de vieilles photos jaunies et une poignée de terre andalouse dans un foulard rouge. Mais la guerre, écrit Martinelli, ne fait pas les héros, justement : ce sont des types « dont la mort ne veut pas ». Parce que la mort est partout et violente dans la part historique de ce roman à deux entrées. Une fois l’enthousiasme idéologique douché, Ignacio et son frère, Cisco, la rencontrent à tous les coins de ruelle et de pueblos : viols, exécutions sommaires, de prisonniers, de prêtres (comme dans T&L), on se doit de la donner pour ne pas la recevoir. Et leur mère, au village, a sommé Ignacio de l’éloigner du petit, ce qui donne les plus belles pages d’amour fraternel du roman, doublées d’une issue que je ne dévoilerai pas, mais qui conditionnera la façon dont Ignacio continuera de la donner, la mort, en être vraiment doué pour ça. Comme le Colonel célinien que Martinelli, via Arthur, jure ne pas avoir lu, mais dont il lâche une citation apocryphe : on passe sa vie à s’entraîner à la mort. Arthur a aussi un petit frère, Dan (clin d’œil à Dan Fante, récemment disparu que l’auteur a dit en rencontre admirer par dessus tout), qui le vénérait avant. Avant qu’il perde son inspiration, le cours même de sa vie en épousant Camille, riche héritière qui finit, au début de l’histoire, par lui dire qu’il n’est plus « l’homme de la situation ». En créant une autre, une autre place, initiatique, salvatrice : Arthur, lui, n’a hérité que du poids d’un père disparu et de l’aveuglement d’une mère communiste. Qui n’a jamais faibli sur l’idéal, les belles idées - meeting, Internationale, Guernica dans la cuisine en formica - mais n’a jamais tenu la main de son fils parce que c’était une marque de possession. Dans la famille d’Ignacio, au moins, avant que la guerre ne déchire tout, on était, dit Martinelli, « de drôles de communistes », mère et enfants – baptisés - à l’Eglise pour Noël, père au bistrot. Chez Diego : quand on est Sétois, comme Martinelli, il y a des clins d’œil qui n’échappent à personne.

On se sait plus, dans « Quelqu’un à tuer », « si les balles », écrit l’auteur, « sont communistes ou phalangistes » : c’est dire si le conflit de l’histoire est complexe, comme le parcours de ces deux êtres dont l’un passera du bonheur à l’indifférence – à peine teintée de bile face aux massacres de masse - quand l’autre fera l’inverse. Notez ici le procédé habile, parce que vous devrez lire pour éviter le quiproquo ; notez aussi que je vous fais grâce du lien entre les deux personnages du roman, même si le titre freudien et la tâche de (la) naissance donnent l’indice mieux que le fait la couverture, qui se trompe de genre : la rencontre se fait à coups d’antiphrases et de stichomythies savoureuses, et le dévoilement de la correspondance de leur histoire commune emprunte le parcours des Républicains en fuite, des camps de concentration des Pyrénées Orientales à l’Algérie qui se prépare au chaos, à son tour. Martinelli remercie Michel Del Castillo à la fin de son ouvrage, pour Le temps de Franco, à partir duquel il a reconstitué – très exactement - une époque qu’on connaît maintenant, mais dont Ignacio, dans un finale ahurissant, nous rappelle à quel point ceux qui ne l’ont pas vécue (de là, trois coups sourds contre la poitrine) ne mesureront jamais l’inhumanité.

Les chapitres sont courts, l’écriture épurée, les récits montent en tension et l’énonciation, à renforts d’ellipses de négation et de pronom personnel indéfini, fait que "Quelqu'un à tuer" est un livre qu’on ne lâche pas et dont la seule faute de goût, entre deux réminiscences musicales martinelliennes lâchées par Arthur, aura été de solliciter Dominique Rocheteau sous le maillot du Paris Saint-Germain et non sous la tunique verte dont il fut l’Ange de la même couleur.

00:24 Publié dans Blog | Lien permanent