21/01/2025
SHARDANE
Il y a toujours quelque chose de symbolique dans la transmission d’un bateau et à vrai dire, j’avais très envie qu’elle soit dans la lignée de ce que Christophe Naigeon m’a conféré quand il m’a vendu Shardane il y a six ans. Un temps infime quand on considère que ce bateau-là en a aujourd’hui 75 , quelques années de moins qu’Henri, son nouveau Capitaine, dont je subodore qu’il l’acquiert à la fois pour retrouver une partie des impressions de son enfance et pour en partager, le temps qu’il pourra, les réminiscences avec son fils Stéphane – co-propriétaire – et ses enfants. Lesquels pourront, désormais, entretenir et faire perdurer un navire dont on sait, en l’achetant, qu’il vous survivra même s’il est beaucoup plus vieux que vous. C’est le charme de ces pointus – techniquement une barquette marseillaise, de la ville de naissance d’Henri – qui vous mettent sur toutes les photos des touristes, l’été. Quand j’ai pris la décision, sans réfléchir, de l’acheter, quand j’ai convaincu mon ami Dgé de ne pas réfléchir non plus, c’est parce que le bateau et l’idée qui va avec nous ont séduits. La suite n’a pas été simple, il a fallu apprendre à naviguer et naviguer ce type de navire, sa barre franche, ses manœuvres qui paraissaient impossibles et qui nous font sourire, maintenant. On a tâtonné, touché quelques fois les pontons ou (un peu) d’autres bateaux voisins, puis on a compris, comme François, l’Indien, puis Léon, en plus efficace, nous l’expliquaient, qu’il fallait connaître notre navire, le comprendre, pour savoir comment il réagissait. Au début, on a sollicité tous ceux de mes amis qui savaient naviguer et puis on s’est lancé, seuls, complémentaires, et on a compris le plaisir de sortir. Oh, jamais loin : Shardane est un bateau de balades, d’apéro sur l’étang, de parade, aussi, dans le canal royal. La grande traversée, pour nous, c’était jusqu’à Bouzigues, pour aller boire un coup avec Léon, vers la baraque. On a galéré, payé pour voir ce qu’était une pompe à eau ou un presse-étoupes jusqu’à en gagner les surnoms, on s’est fait remorquer plus d’une fois pour un boot laissé dans l’hélice ou une batterie défaillante, on a appris comment faire un carénage, vu Léon-les-doigts-de-fée calfater le bois ; j’aurai passé six ans à entendre Dgé s’inquiéter qu’il y eût de l’eau dans la cale quand il faut qu’il y en ait sur un bateau de ce type ; je ne compte pas, par décence, le nombre de bouteilles éclusées à bord, quand on arrêtait le moteur (type 2CV, pour ceux qui ont connu), que le calme du large (relatif), se faisait et qu’on se disait qu’on était bien. Privilégiés. Quand on mettait l’échelle et qu’on allait se baigner loin de la plage, à tourner autour du bateau et se dire : p…, c’est à nous, ça ! Ou quand j’ai fait, pour la première fois, mon arrivée au lycée de la mer en bateau : quand on est prof de Lettres et de Philosophie, on ne s’attend pas, un jour, à ce qu’on débarque – littéralement - au travail en amarrant. Pourquoi vendre, alors, pourquoi défaire le lien ? Parce que les temps ne sont plus les mêmes, parce qu’un accident est survenu dans ma vie qui m’a laissé en perte d’équilibre et que ce n’est pas rassurant sur un ponton. Parce qu’un bateau en bois a un coût, en énergie, en disponibilité et que ni Dgé ni moi ne l’avons, désormais. Shardane a eu des propriétaires avant nous, il en a désormais après. Si j’imagine (déjà) la petite pointe de nostalgie qui me saisira quand je le verrai passer sur les canaux, ici, je sais que je serai fier, également, d’avoir fait partie de la chaine temporelle qui l’aura vu glisser, avec élégance. Il faut toucher son bateau, le saluer à chaque fois qu’on monte à bord. Lui dire au revoir, aussi, quand on le quitte, au risque de s’attirer les foudres de Poséidon. Je l’ai fait, aujourd’hui, lui ai souhaité bon vent. Je suis presque sûr qu’il a souri, qu’il ne nous en veut pas qu’un philosophe et un guitariste aient composé, un temps, son drôle d’équipage.
O Captain! My Captain! our fearful trip is done;
The ship has weather'd every rack, the prize we sought is won;
The port is near, the bells I hear, the people all exulting,
While follow eyes the steady keel, the vessel grim and daring
Walt Whitman, leaves of grass, 1865
11:13 | Lien permanent
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