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23/11/2021

38.

Sergeï Ivanov aimait ses camarades de régiment comme des frères. Victime du froid lors des premiers jours de la guerre, il lutta contre une pneumonie qui manqua l’emporter, remercia Dieu d’avoir éloigné la mort et après six mois chez lui, rejoignit son bataillon, redevable à ses cothurnes de ne jamais l’avoir oublié. Pourtant, il ne put se cacher la face : il s’ennuyait, en garnison. Ivre d’aventures, il alla, par quatre fois, demander au commandant de le laisser partir, sans succès. Son cœur ne se soumettait pas, mais la raison et la gratitude l’emportaient, toujours. Il en était là, quand la chance se manifesta. Un émissaire accourut à la compagnie : la plupart des hommes pensèrent qu’on leur permettrait de rentrer chez eux, mais non, en ce soir d’hiver, on leur annonçait qu’ils partaient pour la France. Rapidement, un nouveau régiment se forma, avec un nouveau commandement et à peine les cœurs eurent-ils le temps de s’y faire que le moment du départ arriva. Sergeï Ivanov pensait qu’il n’était pas donné à tout le monde de faire un tel voyage. Le 16 janvier, le 1er régiment reçut son drapeau, le Te Deum se fit sur la place d’armes. « Vous serez sous notre protection », souffla l’adjudant-chef, qui, bien qu’assez jeune, portait la décoration de la Première Croix. Un homme tantôt sévère, tantôt chaleureux avec ses troupes, comme un père. La semaine d’instruction passa vite, le camp était en effervescence, les hommes pressés, leurs expressions indéfinissables : certains étaient angoissés, peinés de laisser la Russie derrière eux, d’autres étaient joyeux comme des enfants. Des ordres résonnèrent, les soldats sortirent des casernes : beaucoup de monde s’était rassemblé pour le départ des héros, mais les parents de Sergeï Ivanov n’étaient pas là. A trente par wagon, sous des vagues de pleurs et de musique, les hommes quittèrent Moscou. Pour la plupart, ils n’y reviendraient pas. De Riazan-Kazan jusqu’en Chine, ils embarquent pour un très long voyage, joyeux, comme s’ils partaient en visite. Pour oublier, sans doute, la vague du Grand Incendie qui, déjà, a tout inondé autour et emporté des millions de jeunes gens comme eux. Ils se nourrissaient, entre eux, de convictions : « qui a allumé l’incendie, qui a soulevé les peuples dans la guerre ? C’est toi le coupable, Kaiser, que tout ton peuple soit banni ! ».  Le chemin de fer filant, ils aperçoivent des villages, la campagne, là une église sur la colline, là une vieille femme près de la haie, qui les bénit de sa main levée. Ils traversent l’Oural, un cosaque les salue. Tout autour des rochers, des précipices, le train qui se hâte dans la froide Sibérie, les larges berges des fleuves et les petites villes. À Irkoutsk, ils font étape, sortent des wagons – chose rare, il fallait que le secret fût gardé – vont vers les maisons, dans l’air glacé, pour une étape. Ils repèrent le monument à la gloire d’un monarque pacificateur, qui fit installer le chemin de fer des rochers de Finlande jusqu’à l’océan. Repartent le lendemain, font face au lac Baïkal, à gauche, à droite, la Taïga, quittent la Sibérie, passent des plaines et des vallons, la Mandchourie et la Chine devant eux. Ils ont récupéré beaucoup d’alcool, à bas prix. Au Japon, les « macaques » les attendent, ils échangent avec bonheur limonade, kwas, cigarettes, biscuits, saucissons, fruits… Sur des terres où le sang chaud a coulé, mais où une armée puissante s’est battue, gardant foi en la Patrie : épées gorgées de sang, grondement des armes. Il n’en restait plus que les kourganes, les tombes de leurs pères, de leurs frères, des vaillants Russes qui maintenant, laissaient les fils et les plus jeunes défendre la Patrie, corps et âme. Mais déjà, la mer, le bateau déjà à quai, le matin ensoleillé, le vent froid qui vient des eaux. L’Himalaya - 136 X 15m, jauge brute 5620 tonneaux, trois mille chevaux – lève déjà l’ancre, donne le signal du départ, accompagné par des « Bonzaï ! Bonzaï ! » auxquels ils répondent « Hourra ! Hourra ! », ce salut amical, déjà, s’envolant en écho par-dessus les vagues. Bientôt, il n’y eut plus que la Mer Jaune, sous leurs pieds. À midi, un vent froid, puis fort, fit tanguer le navire. Cinq jours et cinq nuits, les hommes furent ballottés, vomissaient leur saoul dans les eaux japonaises. Puis ils dépassèrent Formose, s’approchèrent du rivage, six jours de mer après. Ils restent à peine trois heures, remontent à bord et retrouvent le tangage, les souffrances, jour et nuit, des cris en continu. Une semaine, encore, interminable, et soudain des cris de joie, un port sur la côte et l’espoir qui renaît. A Singapour, ils voient des Arabes, des Malaisiens, et des marchands chinois. Ils entonnent l’hymne russe, des hommes à la peau ébène leur donnent de l’ananas mûr. Les hommes s’amusent, du bateau, à jeter des pièces dans l’onde, le noir sautant de sa barque et la saisissant au vol ; pour le tromper, ils lancent des pièces de cinq au fond de la vague, mais le malaisien, poussant sa barque, s’enfonce habilement dans le creux et, quitte à chercher longtemps, finit par la retrouver. Quand ils descendent sur la berge, par une passerelle de planches, des chants d’amitiés résonnent, auxquelles ils répondent par des chansons paillardes. En 48 heures de paradis tropical, ils mangent des bananes, des ananas, des noix de coco, des oranges, des citrons, des beautés noires vendent leurs faveurs, pour trois fois plus cher qu’à l’habitude. Ils font leurs courses dans des pousse-pousse, boivent des petits cognacs, mais le 4 mars, ils doivent déjà repartir, passer un golfe, accompagnés par un croiseur, repartir pour sept jours, sur une mer calme, des nuits apaisées : ici et là, des dauphins suivent leur trace le long des vagues, font des culbutes. Sous les rayons de soleil, des hommes se promènent nus, parfois, jusqu’à ce qu’ils atteignent l’Océan Indien. Des mouettes volent à leur rencontre, annonçant le rivage, des voiles de Kaïkov, les pêcheurs de la côte, les rejoignent. À Colombo, ils partent en balade, accompagnés des commandants : beaucoup de monde, toutes les louanges entendues ; des Arabes habillés de blanc sont assis à l’ombre des arbres, eux marchent vers le jardin botanique en chantant, avec derrière eux des flots d’Indiens, serrant leurs enfants par la main. Ballonnés par l’eau glacée qu’ils boivent par litres sous une chaleur d’enfer, ils éludent l’ancre levée le lendemain, les quinze jours vers l’Ouest, vers la Côte de l’Afrique, au loin. Le Minanoska, navire accompagnateur, doit pallier le manque de nourriture sur l’Himalaya, les vers dans les vermicelles irritent l’équipage. Le manque d’eau potable, aussi. Sergeï Ivanov, épuisé, amaigri, n’est pas ravi des plaisanteries du destin – écrit-il dans son journal[1] – mais retrouve un peu de joie à Djibouti, ses usines de minoterie et ses moulins sur rail, repart ragaillardi vers la mer Rouge, les rives de falaises de pierre naturelle. Y pensait-il, Sergeï, au prophète qui avait mené son peuple à travers les flots, barrant le chemin aux pharaons avides de pouvoir ? Ils fêtent l’Annonciation en mer, sur les flots calmes. A moins qu’ils se fussent habitués au tangage, comme de vieux marins. Quatre jours sur la mer Rouge, puis au loin, ils virent Suez. Tout autour d’eux, des bateaux de guerre, le Lord qui combat le Turc, pour la côte, le drapeau hissé du bateau hôpital. Ils entrent avec prudence dans le canal, sur cet étang salé, attendent jusqu’au matin que le passage soit libre. C’est là que le « Latouche-Tréville » et « l’Himalaya » vont se séparer. Le 1er régiment débarque, monte un camp plus loin, dans la plaine sablonneuse où déambulent des chameaux endormis. Des Anglais les regardent, des cavaliers caracolent, des artilleurs sont près des canons et partout, la vie bouillonne. Quand, au soir, ils traversent le canal, ils entrent en Méditerranée, chargés de provisions pour arriver jusqu’en France. Le bateau, délesté du 2e régiment, paraît vide aux soldats, et le froid, la nuit les rattrapent vite. Les vagues déferlent sur les flancs de l’Himalaya et le Minanoska doit lui ouvrir la voie. Cette mer bleue, qu’ils croyaient calme, les fait crier, vomir encore. Les flots sont déchaînés, le navire tangue, soulève d’énormes trombes d’eau. Sur le pont, les artilleurs veillent, impatients de passer leur tour la nuit d’après. Ceux qui sont couchés laissent leur imagination passer leur vie en revue, du début à la fin, qu’ils entrevoient. Le mât gémit, la tempête, tour à tour, hurle comme une bête sauvage et pleure comme un enfant. Mais en mer comme ailleurs, le soleil finit par revenir, même quand on a passé la nuit à se dire qu’on n’aurait plus aucune chance. Et au matin du 20 avril, après deux mois de traversée, de mal de mer et d’ennui profond, une dernière rive apparaît au loin, qui s’illumine à l’aube : un port de commerce, une ville dressée sur les collines, une forêt de mâts qui ondulent. C’est la ville de Marseille qui apparaît. Sergeï Ivanov était arrivé en France. Il ne la quittera plus.

Extrait de Aurelia Kreit - Les jardins d'Ellington (à paraître, 2023)

[1] D’après « le journal de guerre de Sergeï Ivanov », document inédit, sous forme poétique, dont tout ce chapitre est la retranscription littérale, avec l’autorisation de sa petite-fille Claudine Cimatti.

15:54 Publié dans Blog | Lien permanent

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