30/09/2018
Ethique de la considération.
Intéressante – quoiqu’un peu magistrale – rencontre avec Corine Pelluchon, aux Automn’Halles de Sète. Une conférence de philosophie politique un dimanche après-midi, c’est toujours mieux que Jacques Martin, si tant est, ma télé étant retournée de l’autre côté, qu’il présente toujours l’émission qui porte son nom. Corine Pelluchon, je l’avais remarquée aux Etats généraux de la Bioéthique, à Paris, il y a une dizaine d’années et je l’ai suivie, depuis, sur ses différents travaux, sur la cause animale, notamment, cette réflexion qui concentre les plus grands paradoxes de l’être humain depuis quelques années, ce qu’elle appelle elle des dissonances cognitives : mon cerveau sait que je devrais agir, mais ma paresse me laisse dans un état d’hébétude. Voilà donc cette universitaire brillante – et de fait très parisienne - dans la ville de Sète, pour présenter son « éthique de la considération », un mot qu’elle introduit étymologiquement comme l’ensemble des attitudes, le rapport à soi et à autrui, via les vertus – les qualités morales - et la place qu’on donne à l’autre dans sa conscience du monde. Elle place, de suite, la réflexion sur la condition (humaine) via la corporéité, le fait de prendre l’humain par les phénomènes qu’il ne maîtrise pas : les émotions (de la fatigue jusqu’au plaisir) et les grandes questions du monde actuel, celles dont on ne peut plus faire l’économie, le vivre avec et le vivre pour. Le vivre ensemble viendra plus tard… Trois ensembles indissociables, selon elle - les humains, les animaux, la nature – et un nouveau défi, si le mot n’était pas si galvaudé : reconstruire une théorie politique des normes et des principes, repenser le contrat social. Elle passe des phénomènes de Levinas au dilemme rousseauiste : comment intégrer le bien commun, bâtir une éthique comme transformation de soi ? Comment équiper psychiquement les êtres sur des sujets sociétaux tels que l’environnement, la cause animale, donc, et la démocratie, gérer le grand écart entre la pensée et l’action, la théorie et la pratique ? Des leçons que mon fils de 22 ans m’administre au quotidien, y compris dans ses relations compliquées avec l’autorité. Corine Pelluchon rappelle que la démarche éthique se fonde sur deux principes : l’humilité (humus, qui vient de la terre), la connaissance de ses limites et le rapport à l’incommensurable, un legs des Chrétiens (elle cite Bernard de Clairvaux et sa reconnaissance de la faute). Esquisse un rapport non plus, seulement, au transcendant, mais à la transdescendance, l’avenir, les générations futures, l’héritage et le monde commun. Comment s’engager, penser à la descendance – la mienne me suffit, merci – et transformer ses émotions en raisonnements. La réflexion va du travail – lieu considérable de souffrance éthique, quand il contredit les attentes humaines – au sociétal, le triomphe du nous contre vous dans la démocratie actuelle, qui produit l’individualisme et casse le vivre ensemble (on y arrive). Elle prône donc la considération, l’attention comme qualité de présence, un rapport d’intimité : ça suppose d’être concentré, « C’est pas du Bisounours », ose-t-elle, enfin, quand je me demande si son postulat n’est pas d’un extraordinaire optimisme. Elle établit le rapport au monde comme brisé, un paysage de désolation, ramène à la surface les couches archaïques du vécu, de la culture, considère son essai comme un Discours de la méthode qui montrerait des voies, qui ferait de nous autre chose que des cerveaux sur pattes. C’est osé, mais cette femme ne doute de rien, ou établit le doute – en philosophe – comme principe de sa démonstration. La question animale, peu développée dans cet ouvrage-là mais essentielle dans sa démarche – l’animal, dit Lévi-Strauss, c’est le plus autrui de tous les autruis, nos professeurs de l’altérité, rajoute-t-elle – clôt la rencontre, permet à l’homme de traverser de l’autre côté du miroir, le miroir de ce que nous sommes devenus. Illustre cette dissonance de nos cerveaux puisqu’elle nous pousse à nous cliver nous-mêmes, à se priver d’une partie de nos émotions. On sait, mais on se cache la vérité, espérant que ça n’en fera pas une vérité. C’est le rapport au sensible qui se joue, en plein « Dimanche Martin », les limites qu’on assigne à son droit de tout faire, de dominer d’autres êtres. Elle fait bien la distinction entre l’homme et l’animal, sait que son chat se fout qu’elle écrive des livres, puisqu’il ne les lira pas, mais révèle le travail d’émancipation qu’il nous reste à faire, moi le premier, pour se libérer de nos aliénations. Ça m’a coûté 23 balles – on ne se mouche pas du coude, au Seuil – mais c’est peu pour une étape supplémentaire dans la prise de conscience.
"Ethique de la considération", Seuil, 2018.
18:23 Publié dans Blog | Lien permanent
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