04/08/2018
(Re)voilà les Anges.
Le 8 décembre 1990, à la Cigale, à Lyon, entre un concert de Barbara (un des dix) et un (le seul) de Léo Ferré, j’allai voir Gamine, ce groupe folk-rock dont tout le monde parlait, à la suite de leurs deux tubes interplanétaires (de l’Hexagone), le fabuleux « Voyage » en 1987, et « Voilà les anges » l’album d’après. À cette époque-là, on disait déjà que ces groupes-là– citons-les : Graziella de Michele, Louise Féron, Ellie Medeiros, les Innocents… - valorisaient, quelques années après la vague de Rennes, la musique française, celle que les Anglais pouvaient encore nous envier. Gamine, c’était essentiellement, dans la politique de la maison de disque de l’époque, la belle gueule, mèche blonde en bandoulière, de Paul Félix, l’auteur-interprète du combo d’un Bordeaux pré-Noir Désir, dont on ne savait pas encore qu’il se saborderait après deux albums réussis, sous les explications vaseuses et distantes d’une crise de mégalomanie du chanteur et d’un refus du succès des autres musiciens. Gamine restera une énigme de la fin du XX° siècle, parce que tout était réuni pour que le groupe dure mille ans : l’équilibre entre Paul Félix- « Mort à Venise »-Visconti, Paco Rodriguez à la guitare, Guillaume Bacou à la basse et, successivement, quelques batteurs dont on a oublié le nom, était tel qu’il semblait n’obéir qu’à une règle. Celle du chanteur-interprète, possédé au possible, dont la rumeur dira, pendant des décennies, qu’il a été ingérable et imbuvable au point de dégoûter de son travail tous les éminents producteurs. A ce point, la rumeur n’est pas vérifiable, même trente ans après. Qui aurait pu dire, le 8 décembre 1990, que Eric Falcon – avec son t-shirt arborant Hitler avalant sa szavtika – deviendrait un éminent scientifique français, qu’Estève et moi deviendrons mari, femme, père et mère d’un même individu, Muriel infirmière reconnue, elle qui a dormi tout le concert ? Qui peut dire, trente ans après, que Paul Félix, passé du show-biz aux lamaseries du Tibet, a eu tort d’être celui qu’il fut il y a trente ans, dont – dit-il lui-même – il n’assume pas les paroles de chansons tout en les reprenant enfin pour un tournée d’été qui relève de la simple camaraderie et d’un Chiche trans-générationnel? Histoire de montrer que ces morceaux n’ont pas pris une ride, selon la formule consacrée. Mais pas une, vraiment. Sur l’improbable scène de la plage des Voiliers, à Portiragnes, dans la région qui m’héberge depuis trois ans, Gamine poursuivait hier soir une inimaginable tournée d’été, pour qui voulait bien les entendre de nouveau, ou se trémousser sur un morceau en se disant que ça leur rappelait quelque chose. Paul Félix, à l’époque, se serait offusqué de telles conditions, mais là, il est en tunique turquoise, s’occupant des balances, dans le bar du copain de son bassiste historique. Saluant tous ceux qui l’interpellent et les remerciant, déjà, d’être là. La mer est le fonds de scène, et il n’y a pas de vent. Les Anges sont bénis et le processus, lancé depuis la fin du mois de juillet, peut s’enclencher. Après une première partie passée au restaurant de la paillotte locale, vers 22h30, la réminiscence n’est pas palliative, mais brutale, dantesque : un morceau quasi-instrumentale en ouverture et c’est par « le Voyage » que le groupe lance le concert, trente ans après. Sans que je me rappelle comment je l’avais ressenti le 8 décembre 1990, sans même que je me souvienne ce qu’Eric avait prétexté pour laisser son manteau dans la 2CV sans savoir qu’en sortant de la Cigale, trente centimètres de neige recouvriraient Lyon… « Le Voyage », et c’est déjà l’explosion interne, et l’envie, puisqu’il n’y a de mise que la curiosité lointaine de gens attablés, de ne pas voir ça de la « fosse », mais de trois quarts dos, du côté de Paco. La voix de Félix aura été un des plus grands manquements de l’histoire du rock français : personne n’a mieux que lui placé une voix de tête, aux nasales contrecarrées par l’accent de son cru, que l’ironie ramène, aujourd’hui, aux intonations de Christophe Dugarry alors même que Christophe Dugarry n’était, au mieux, qu’un adolescent ayant échappé à ses parents pour aller au concert de Gamine… Que faisions-nous tous, hier, à Portiragnes, musiciens et auditeurs mêlés, à part sortir d’une hébétude et non pas rattraper, mais signer, puisque personne ne le fait jamais, trente années passées in absentait ? A réécouter, de loin en loin, ces disques qui nous avaient obnubilés – Estève, en 1991, avait déjà exprimé son ras-le-bol de la lecture en boucle – sans en rien dire pour ne rien provoquer, ni l’anachronisme ni la raillerie. Qu’ils étaient et qu’ils restent bien, putain, ces deux albums et ce 45 tours, qui permettent à trois quinquas (plus un jeune batteur) de ramener tranquillement à la surface un travail de jeunesse dont on comprend qu’il les aurait tenus jusque là s’ils avaient choisi l’autre voie. Celle du succès facile et de la reproduction à travers les années. Il est plus exceptionnel, au sens propre, d’aller voir Gamine sur la plage de Portiragnes cet été que U2 à Bercy à l’automne. Et moins cher. Depuis hier, l’idée qu’un des deux groupes a réussi n’est plus valable : au pire, on peut se demander lequel. « Dream Boy », « Nos sens égarés », « Two People of a different kind », « Cuisine contemplative », tout revient sublimement, et la tignasse, le corps peint de Paco s’imposent comme il ne s’était pas fait il y a trente ans. Pas plus que le mètre quatre-vingt dix du bassiste ne nous avait marqués, d’ailleurs, tiens… Quand l’hirsute et bariolé guitariste chante (à son tour) « Nos rêves », dans un country endiablé, on retrouve tout, et pas hélas, pour une fois. On lutte avec le souvenir d’une scène accaparée par un seul homme et, d’un coup, trente ans après, le voilà qui laisse toute la place qu’il peut. « Etre roi », « les gens sont si bizarres » - un texte que le chanteur 2018 dit ne pas assumer de l’auteur 88 – « Nos sentiments », « May I », avec les voix partagées et croisées, dans le langage, où étions-nous, hier soir, en bord de Méditerranée ? Dans un entretemps dans lequel chacun a reporté la part qui lui a le plus manqué, depuis tout ce temps ? Qu’est-ce qui nous pousse à donner plus d’importance à l’instant qu’il en a vraiment ? « Voilà les anges », même s’il attire le plus de monde, n’est pas le morceau le plus éloquent : c’est le plus facile, le plus soumis aux malentendus radiophoniques. Je l’ai écouté de derrière le batteur, c’était une belle expérience aussi. L’imposant Paco, dans les rappels, allume un troisième bâton d’encens, sort la cithare et situe la méprise telle qu’on l’a laissée : Gamine, il y a trente ans, aurait pu devenir les Beatles français, si rien de ce qu’on ne saura jamais les avait plombés. Jusqu’à ce qu’ils retrouvent l’envie et le plaisir de revenir à ce qu’ils étaient avant, et jouer pour qui veut bien les écouter. La Cithare tient "le mantra de la bienveillance de Bouddha", étonnamment rythmé, puis enchaîne - jamais je ne l’aurais espéré - sur la meilleure version (ex æquo avec Ferré, ça situe, et recadre temporellement) du « Que sont mes amis devenus », de Rutebeuf, qu’on ait jamais entendue. Avec un finale sur du Echo & the Bunnymen, qui comblera de joie Olivier Martinelli, local de l’étape. Quand ils décident, par joie, de jouer « Heroes », version « les dauphins savent nager », je me jette à l’eau, mais pas de façon métaphorique : seule la mer sait témoigner de la relativité d’un espace-temps. « Ne partez plus », c’est ce qu’on a envie de dire aux Gamine, seulement. Sans grand espoir, ce qu’on peut comprendre aussi. Mais il n’est pas donné à grand monde de valider les trois quarts de son existence lors d’une soirée en bord de mer. Ceux qui me lisent sauront ce que j’ai vécu. L’espérance du lendemain. Ouais, tu parles.
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