08/10/2015
Que nous disent les arbres de ce qu'on ne sait pas?
Otages Intimes, de Jeanne Bénameur, justifie le pluriel de son titre par le croisement des récits d’une seule libération, de soulagements multiples et d’angoisses diverses : quand Etienne, photographe de guerre, est libéré de sa condition d’otage dans un pays dont le nom n’est pas dit, mais que l’inconscient collectif saura situer, quand il recouvre la vue, le mouvement et la conscience d’être autre chose qu’un objet, d’échange ou d’avillissement, ça n’est pas que son existence qui bascule encore, mais celle, également, de ceux qui l’ont aimé et attendu. Différemment, en s’en cachant, en renonçant à l’attendre : renoncer à attendre, c’est déjà partir de l’attente, rien n’y fait. Dans le lot, il y a les deux avec lesquels il composait un trio inoxydable, Enzo, l’homme des bois, l’homme des arbres – lesquels, avec le jardin, sont un élément essentiel du roman – celui qui laisse parler son violoncelle parce que ce qu’il dit est plus important que le silence qu’il romprait par des paroles, Jofranka, la flûtiste, qui a consacré sa vie aux femmes qui souffrent des guerres que les hommes se mènent, continuellement. Ces trois-là ont vécu, dans l’enfance, le pacte du sang, les premières amours, celles qui font que l’un des trois va partir, et les deux autres s’essayer puis se séparer. Ils se retrouvent, tous, même si Jofranka n’arrive jamais qu’aux deux tiers du roman, dans la maison de Irène, la mère d’Etienne, celle qui s’est vouée à l’attente, d’abord d’un mari marin, disparu en mer, dont elle aura su, un jour, qu’il avait une autre femme, qui l’aura attendu plus longtemps qu’elle, ensuite de son fils, icône quotidienne des journaux télévisés, plaie béante en elle-même : Jeanne Bénameur écrit des lignes sublimes sur l’ombre des mères (« un fils ne sait pas ce que cache le front d’une mère »), sur le rapport de cette petite vieille au jardin, à la terre, genoux cagneux et mains bien ancrées dans le sol. Etienne y dormira, lui, dans le jardin, une fois rentré dans la maison d’enfance, pour toucher le sol, les arbres, sentir la vie, se retrouver. Otages Intimes est le récit polyphonique des éternels retours, et l’auteur joue du trompe-l’œil, en croisant les énonciations, au détour d’une phrase : qui parle, du narrateur aux personnages, qui mène cette réflexion à voix haute, avec ses figures d’insistance (la répétition, la disparition des points), qui passe de elle à on pour désingulariser quoi, la rage contenue d’Etienne, la sagesse rentrée d’Enzo, les regrets assumées de Jofranka ? Qui dit « il oubliera, je le sais », suivi d’un « j’oublierai d’être attentif », lié au goût du pain, qu’on a délaissé jusqu’à ce qu’on devienne une bête dont le décompte des jours se fait en nombre de gamelles données ? Les récits d’un même retour se croisent, donc, et se doublent de tout ce qui n’avait pas été dit avant : des secrets que je ne dévoilerai pas ici, des scènes entrevues d’angles impossibles, des mots qui ne sont pas sortis quand on les a attendus. Il est beaucoup question d’écriture, aussi, dans « Otages Intimes », et l’auteur se dévoile par pointes, comme dans tous les bons romans : on trouve refuge dans les mots d’un dictionnaire, celui du père, le double qu’on rejette avec adoration, les lettres qu’on ne lit pas, celles qu’on écrit sans attendre de réponse : les mots, glisse Jeanne Bénameur, quels qu’ils soient, sont désormais inutiles. Il ne faut pas attendre, nous dit-on dans ce livre dont l’attente est la genèse, celle des femmes, des amis, amours, amants. Le piège du sujet simple et empathique (le difficile retour du fils prodigue, le « pourquoi moi » du rescapé) est évité avec maestria. Même les personnages « secondaires », allégories de la vie qui a passé depuis (Franck, Emma) touchent au plus juste. Le rappel, bien distillé, de ceux qu’il a croisés « là-bas » aussi : la femme aux enfants, figure obsessionnelle du tableau de son rapt, le vieil Arabe qui l’avait emmené chez lui pour qu’il joue du piano et sa servante (Elfadine) également. Parce que c’est la musique, celle des mots, celle du trio et celle que sa mère joue pour lui, celle dont il s’est efforcé, à chaque seconde de sa captivité, de retrouver et jouer mentalement les notes, qui l’emporte, dans ce roman. Sans la musique, la vie serait une erreur, la citation apocryphe de Nietzsche vient spontanément à l’esprit, quand on lit « Otages Intimes ». Mais elle se double de la certitude que vivre sans l’avoir lu serait une perte de temps.
19:30 Publié dans Blog | Lien permanent
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