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21/09/2014

Stand up, Divonninup!

On n'était pas à Cupertino et je n'avais rien à vendre, surtout pas de technologie. À part celle, révolutionnaire, qui fournit par pressage offset des objets reliés en pavés aux pages - révolution, on vous dit! - numérotées dans l'ordre. Mais on m'a doté d'un micro-cravate, et laissé déambuler sur une grande scène, "sur la première bande, devant", dixit Serge - l'ingénieur du son que j'ai tutoyé tout de suite, par habitude des techos, mais qui me l'a rendu aussi vite, et c'était bien - "parce que sinon ton ombre apparaît sur l'écran" (géant). Un écran sur lequel je projetais un diaporama moins savant que mon prédécesseur, Nicolas Cavaleri, un ingénieur qui s'est épris de la frontière au point d'en photographier les bornes tout au long des 7000 qui délimitent la Suisse, pays étrange qui s'est construit sur un parti-pris contraire à celui qui a construit les autres: l'impérialisme, les guerres, les extensions volontaristes. Un trublion du verbe qui passe après un historien, ça donne un chiasme que je ne laisse pas passer: la première intervention ne manquait pas de poésie dans l'épistémologie, la mienne, promets-je, ne manquera pas de fond dans son postulat irrationnel. "La frontière n'existe pas", c'est ce que je choisis d'avancer, histoire de prendre le contre-pied - on ne se refait pas! - et parce que ça me permet d'en problématiser la notion: la frontière n'existe que par ses quatre composantes - administrative, politique, morale et identitaire - interactives et interdépendantes l'une de l'autre. Sinon, image de Tonton Georges à l'appui, on devient l'imbécile heureux né quelque part, comme moi à Lyon, qui conteste l'appellation dont le programme officiel m'a affublé: "auteur lyonnais", qu'est-ce à dire? On est auteur ou on ne l'est pas, et la dimension régionale de mes romans est tour à tour croix-roussienne, berrichonne ou béarnaise. Bientôt ukrainienne, dépêchez-vous de suivre! Si j'écris sur la Croix-rousse, dans Tébessa ou dans le Gros Robert, ce n'est pas par bête sentiment d'appropriation, mais de continuum, par rapport à ce que j'y ai partagé, à deux époques différentes, avec Gérard, le personnage, ou avec Robert, plus récemment. Je poursuis mon exposé avec "les autres" - si vous les connaissez, faites-leur mes amitiés - et passe de Rousseau, le Suisse le plus connu après Roger Federer, le lien entre propriété, identité et société civile, à Nancy Huston et son "Nord perdu", sublime livre sur l'exil et l'obstacle de la langue. Son arrivée sur le sol français, le seul numéro qu'elle ait pour prendre contact et cette voix qui lui répond un incompréhensible "c'est de la part?" Je lis l'extrait en traînant sur les mots jubilatoires, la salle rit, je ne sais pas encore qu'il y a dans le public des personnes dont les identités sont multiples, cubano-américano-espagnolo-britanno-bretons du sud, c'est lacanien mais ça parle. Je laisse s'immiscer ma "partie de cache-cache" parce qu'en Nancy et moi, deux immigrés dans le Bouschaut-sud, il y a de la filiation berrichonne. Mais c'est de Tébessa dont je suis venu parler, et d'en voir la couverture et un extrait projetés sur un écran géant m'émeut. Je donne une minute de la chanson à entendre, en présence de son compositeur-interprète, je sais que les gens de Mégevette et d'ailleurs s'en souviennent, je n'en lis pas plus que ce que le public a sous les yeux. Je corrige en direct la coquille du prospectus: je n'aurais pas écrit Tébessa 1958 pour des raisons morales, parce que le conflit n'en était plus un, mais était devenu une guerre, entre-temps, parce que les appelés n'avaient plus l'innocence de celui à qui j'ai redonné une voix. Mais pour moi, qui sens l'auditoire captivé, ma (petite) victoire est double: j'ai montré qu'on pouvait être écrivain et orateur, j'ai senti le flot des paroles aller et venir de haut en bas de l'amphithéâtre, et j'ai aussi prouvé qu'un histrion du verbe (l'expression est de Doubrovsky) pouvait apporter de la matière. La fin de mon one-man-show, à cet égard, me remplit de joie: je prends le public à parti sur ce qui fait les correspondances d'une vie d'auteur, quand les sensations qu'il éprouve prenne corps dans la réalité. La petite fille sur l'écran, c'est "Aurélia Kreit", et le passage que je leur lis concerne l'entrée clandestine d'un des personnages en Suisse, en 1914, quand les frontières étaient doublement fermées. De Genève, elle ira jusqu'à Sierre, pour finir son périple qui l'aura menée de l'Ukraine à la neutralité. C'était avant qu'on me demande de traiter le sujet. Avant que j'en fasse une conférence philosophico-poétique. Il n'y a jamais de hasard, il est des rendez-vous. La soirée se clôture avec la projection du documentaire d'Alex Mayenfish, "7000 bornes, histoire d'une frontière", très intéressant, qui a le mérite ultime de corroborer, par ses témoignages, des idées soulevées par les interventions précédentes. Ensuite c'est le buffet, les félicitations - qu'on prend - les livres - qu'on signe - et les projets - qu'on projette. Je suis heureux de constater que ceux pour qui mon intervention n'avait pas forcément d'autorité se sont ravisés : c'est la marque de leur intelligence. Et après tout, à Orthez, j'ai failli être viré manu militari de la remise des prix: on a cru que je visais le buffet.

13:33 Publié dans Blog | Lien permanent

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