26/02/2014
Dios ha muerte, dos veces.
La trente-et-unième chose (sur trente-six) que je m'étais fixée avant de mourir, c'était d'assister au concert d’adieux de Paco de Lucia à Algesiras. C'est raté, l'homme a eu le front de mourir avant moi. Étape programmée, dans l'ordre naturel des choses, mais regrettable: me voilà frappé d'un doute profond sur la nature de ma foi, moi qui ai créé avec mon ami Pedro la secte auto proclamée des adorateurs de Paco de Lucia, né, avec Bougel et Staline, le même jour que moi. Pour entrer dans l'église des pacodeluciens, il fallait, comme il se doit, respecter dix commandements:
1)Au moins une fois par jour Paco tu écouteras
2) A chaque fois qu'il t'en sera possible, voir Paco tu iras
3) Aucune autre idole tu n'adoreras (tu peux quand même écouter Manolo Sanlucar, Vicente Amigo et Tomatito)
4) Le même gilet que Paco, quand même, de porter tu éviteras
5) Du fino et du jamón iberico en écoutant Paco tu dégusteras
6) Via Paco et jusqu'après ta mort le duende tu chériras
7) un pèlerinage sur la terre natale de Paco, tu feras
8) Comme autre Paco, seulement l'Ibañez tu toléreras
9) Il n'y a pas de neuvième commandement, on passe directement au dixième
10) Les Paco Rabanne, les Paco Tille et les Paco Tison tu excommunieras: de là seulement la lucía viendra.
Les mots font sourire, mais la tristesse est réelle, et doublement nietzschéenne: Dieu est mort, une deuxième fois, et seuls ceux qui n'auront jamais vu Paco de Lucia en concert ne pourront pas comprendre. Paco, c'est une chaise, un gilet noir sur chemise blanche à jabots, des jambes croisées et une guitare. Rien de plus. Un sourire de temps à autre, trois quatre mots par an et c'est tout. Mais c'est la musique réinventée, le flamenco puro fusionné, un quintet ou septet, au besoin, le danseur qu'on lance, les plus grands noms qui l'ont accompagné et, tous, vénéré. Je connais peu de personnalités dans le domaine du spectacle vivant qui m'ont autant impressionné, et sans rien dire, jamais. Je garderai le souvenir à vie de ma première fois, au théâtre antique de Vienne, en 2001, sur des pierres encore brûlantes de la canicule de la journée: Manolo Sanlucar, justement, venait de faire une première partie inouïe, avec la sublime Carmen Linares au Cante jondo. Je me demandais qui pourrait bien passer après ça, et Paco est arrivé. À Lyon, à Fourvière, en 2005, comme pour faire la nique aux spectateurs trop inquiets de rater le dernier funiculaire - qui les obligerait à marcher dix minutes - qui partent juste avant que le concert (voire la pièce!) se termine, il revient pour un troisième rappel et entame un Rio Ancho de folie, mêlé au Entre dos aguas - dont Woody Allen ponctuera son "Vicky Cristina Barcelona"- pendant 20mn, nous laissant rentrer à pied, Pedro et moi, traverser la ville, ravis, hébétés. Je serais alléà pied bien loin, pour lui: l'été dernier, encore, j'ai préféré le train, le TER et la navette pour aller jusqu'à Marciac, où personne ne s'attendait à ce qu'il fût novateur et où il retourna, une fois de plus, le public et les organisateurs. Où Saïd, qui m'accompagnait, adaptera prochainement, dans sa bastide de Beaumarchés, le rituel qui sied si bien aux âmes cubaines qui s'en vont: quelques gouttes de rhum versées au sol, les cendres d'un Cohiba Esplendido... Qui gardera en mémoire le concert des Nuits de Fourvière que j'aurais, prétendument, raté ce soir-là alors que ça restera mon dernier de lui? Un des meilleurs dans les cinq que j'ai vus. Les cinq fois où j'ai croisé Dieu sur ma route.
Je suis triste et tranquille, c'est le paradoxe du duende. Je ne suis pas andalou non plus, on ne m'offrira pas de jour de deuil comme à Algesiras, où je ne respecterai sans doute jamais le septième commandement, moi qui préfère la mémoire à la commémoration, qui ne regarde ni n'écoute jamais les émissions spéciales consacrées aux artistes que j'aime et dont on voudrait me faire croire qu'ils sont morts. Et qui déteste déranger. Paco était un taiseux, qui n'aimait pas qu'on le prenne pour le mythe qu'il n'était pas, lui, mais que sa musique constituera: l'artiste est vivant, que voulez-vous qu'il fît d'une tombe? Que Francisco Sánchez Gomez, l'inconnu, repose en paix, par contre: jamais une expression aussi galvaudée n'aura été aussi proche de ce que je ressens réellement. ¡Gracias, Maestro!
14:16 Publié dans Blog | Lien permanent
Les commentaires sont fermés.