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27/05/2010

Redite

 

Christian Chavassieux, 50 ans, ne s'accommode pas des petits arrangements du quotidien. Il les dézingue.

L'INTERMINABLE DEPLAISIR DE VIVRE

psychopompe.jpgChristian Chavassieux n’est pas Bernie, que les choses soient clairement énoncées. D’abord parce qu’on ne commettra pas l’erreur de confondre les personnages de son « Psychopompe » avec l’auteur du roman, ensuite parce que Croizan n’est pas Roanne, où il habite et écrit. Il n’est pas Bernie même si une des scènes les plus remarquables de ce polar protéiforme se situe quand Nathan Charon - éminent rédacteur de nécrologies le journal local et misanthrope notoire, à qui l’on pardonne les outrances pour la simple perspective de voir sa célébrité, fût-elle locale, « certifiée par sa mort » sous sa plume – menace un adolescent récalcitrant « sur un ton didactique et neutre », en décrivant, dans la solitude d’une cabane de jardin la façon dont la bêche pourrait, « si je la posais sur ta gorge (…) et que je donne l’impulsion nécessaire » lui enlever la vie sans que celle-ci ait à faire, par la suite, aux différents passeurs d’âme que sont les moineaux, certains chevaux, qui « permettaient à l’âme de gagner le royaume des morts ». Ni Chavassieux ni Charon ne sont Bernie, non, parce que si certains crimes que l’auteur d’un dictionnaire des illustres – mais disparus, condition sine qua non – croiziens veut ériger en œuvre absolue ne manquent pas de burlesque, on est toujours, dans ce roman, dans une sociologie du spectacle meurtrier qui fait sens : Charon tue parce qu’il considère que la mort de ses contemporains vaut davantage que leur vie, qu’elle éclaire de nouveau une existence qu’ils ont, comme tout un chacun, vouée à la concession et au moyen terme. On peut croire, au début du roman, à un jugement péremptoire, jusqu’à ce que Charon lui-même confie à quel point il considère son existence, ses amours, ses amitiés comme autant d’échecs, jusqu’à ce que l’éditeur lui confie cette anthologie de ses meilleurs nécro, qu’il va donc itérer de quelques unes des morts dont il accepte de se charger. On dézingue, chez Chavassieux, tout ce que l’être humain contient de facilités et de renoncements : il tue le bellâtre à qui tout réussit parce qu’il s’est commis avec la jolie fille qui partage son bureau. Il le tue parce que juste avant, il a tué le chien de sa femme, Bezef, et qu’il a habilement maquillé le crime : rien de morbide, juste une fascination pour du vivant qui se révèle par la mort. Il tue la procureure, parce qu’elle confond les inepties de Paulo Coelho avec les véritables enseignements philosophiques ou, simplement, méditatifs.

« Dans ce théâtre des « hommes abîmés », Charon se fait démiurge, décide de l’ordonnancement des assassinats en fonction du besoin de son dictionnaire. »

Qu’elle n’a même pas ouvert, par contre, « Trois jours sans soleil », le livre qu’il a lui-même écrit et qui lui a procuré le fameux succès d’estime, à la fois pas assez et suffisamment pour savoir que ceux qui l’ont constaté n’en ont au final rien eu à faire. Charon passe, dans le roman, de Dionysos à Hades, mais comme dans la mythologie, on n’établit guère de frontières entre les deux : ses crimes sont des sacrifices qu’il fait à ceux qui en sont victimes. En les tuant, il leur offre la rédemption et, plus encore, la postérité qu’ils n’auront fait qu’effleurer. Dans ce théâtre des « hommes abîmés », Charon se fait démiurge, il décide de l’ordonnancement des assassinats en fonction du besoin de son dictionnaire. Il revit, sort de sa torpeur alcoolique de « misanthrope résigné », « déjà absent », redevient, par l’action d’écrire et de construire ses écrits, un analyste critique de « la grande nécrologie du monde » qu’il a donc entreprise. Exeunt les crises d’agoraphobie qu’il subissait dans un vernissage ou dans le hall lugubre d’un commissariat, Charon est méthodique, efficace et esthétique dans ses mises à mort, auxquelles il ne refuse pas, néanmoins, la dose d’improvisation qui leur donne du panache. On rêve, en lisant Chavassieux, de pouvoir se débarrasser de ses ennemis comme ça puis, en repensant au « Baiser de la nourrice », son précédent roman, on se souvient que c’est dans la logique destructrice que l’humanité tire son (dys)fonctionnement. Qu’on n’a pas encore passé le cap de Charon, qu’on n’a pas encore tenu « le temps des remords » et renoncé à la vanité de soi. Dans la nourrice, Chavassieux tenait le lecteur en asphyxie 157 pages durant ; dans le Psychopompe, l’écriture est alerte, raffinée, limpide à force de labeur. Les chapitres sont courts, l’action est construite, progresse, tient en haleine selon les règles classiques du polar. Mais ce roman offre une réflexion politique sur les ressorts spectaculaires de notre société et propose sa propre métaphysique, dans la confrontation finale de Gizant (sic) et Charon. Deux visions distinctes d’une même rédemption, fondée sur des livres différents. Car c’est bel et bien une religion du livre à laquelle nous convie Chavassieux : dans les entrelacements des récits (Magma, l’autofiction jamais écrite du personnage principal, les inénarrables bluettes du Guillaume Musso local, l’Ancien et le Nouveau Testament, le journal intime de Gizant), dans les variations d’énonciation comme dans la condamnation sans appel des réunions Tupperware, c’est pour sa paroisse qu’il prêche, en érigeant l’exigence comme la solution pour que nos morts ne soient pas plus belles que nos vies. Pour ne plus s’ennuyer face à une femme qu’on désirait l’instant d’avant. Son « héros sans héroïsme » se complète avec le Bogart sans charme qu’il croisera sur un banc public avant que celui-ci ne le devine dans le cadre du commissariat, puis le précède dans le dénouement : l’un joue aux échecs, l’autre voudrait les doigts fins du premier, qui siéraient davantage à son rang. Ces croisements, « le Psychopompe » ne les impose pas au lecteur, pas plus – c’est noté – qu’il ne peut offrir de mode d’emploi à sa lecture. On en sort juste un peu hagard, comme si une menace pesait désormais sur l’écheveau de nos petites vanités. Pas encore un bloc de ciel posé sur le ventre, mais… Ils auraient dû se méfier, les membres du Rotary de Croizan sur Loire, ne pas en mépriser la « mémoire vivante » ; en retour, ils n’ont récolté que la prédiction du conservateur : « Margaritas ante porcos » Ea pleine tête. Ehé.

 

17:47 Publié dans Blog | Lien permanent

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