04/12/2009
Retour de bâton.
Je reçois à l'instant où je rentre chez moi cette missive blanche... Elle est de mon ami Richard, à qui j'appréhendais, à raison, d'envoyer le Dom Juan. Je le savais très imparfait, dans sa métrique, rattrapé que j'étais par le fait, inattendu, de son édition. Au XVII° siècle, il était plus facile de corriger un manuscrit au fur et à mesure que la pièce se jouait. "Mon" Dom Juan, iconoclaste, l'était jusque dans les quelques libertés qu'il s'est offertes avec la forme, que je n'ai pas repérées à temps mais que je subodorais: des "elles" monosyllabiques, des hiatus passés inaperçus. La diérèse et la synérèse en abondance, au libre choix. Et d'autres libertés dont ce libertin ne m'a pas prévenu...
Je vais publier cette très belle lettre, magnifique objet d'amitié. Elle me servira sans doute à ne plus me risquer à un tel exercice, à défendre autrement mon Dom Juan. Parce que certains l'ont aimé quand même, parce que je me suis consacré corps et âme à ces personnages-là. Je les ai écrits comme une urgence, je peux le regretter. A l'inverse de Musset après "la Nuit vénitienne", j'aurais dû attendre qu'elle fût jouée avant d'en accepter l'édition. Rien de ce qui est écrit ci-dessous ne me surprend parce que tout est juste; le publier, c'est plutôt demander qu'on n'y revienne pas.
"Enfin je me décide...
Pardon pour cette attente cruelle, ce silence énigmatique. Je voulais choisir mes mots, t'ai-je dit. Parce que bien sûr c'est difficile et que je ne veux pas te blesser. Surtout pas.
Ce que tu as accompli est surhumain. Et j'en sais quelque chose. Ma tragédie m'accapare corps et âme, nuits et jours depuis plus de trois semaines, ne me laissant que peu de répit. D'où mon silence aussi, ma lente réaction. Mais il ne s'agit pas de cela.
J'avais donc emmené Dom Juan à la campagne, en retardant la lecture, repoussant le rendez-vous qu'il me fixait pour réunir certaines conditions, irréalisables hier encore, aujourd'hui possibles: un bon fauteuil, un feu de cheminée, un grand feu, dans une grande cheminée. Et la nuit de novembre tout autour.
Et j'ai commencé à lire... J'ai tout d'abord été intrigué par les deux premiers vers qui ne riment pas, ai alors pensé à ces deux fameuses coquilles dont tu m'avais parlé puis me suis reproché de méconnaître une référence que tu glissais d'entrée ou une signature ignorée de moi. Ensuite j'ai dévoré les dix ou onze vers suivants, découvrant la langue, le rythme, le chant, impatient de la suite.
Malheureusement, et le mot n'est pas usurpé, j'en conçus un réel malheur, la suite allant immédiatement me heurter.
"Elle n'est plus là, la Belle, pour qu'on l'écoute geindre
Mais elle ne sera pas la dernière à se plaindre..."
Ces deux vers, et d'autres après, nombreux, ne sont pas des alexandrins. Pas si l'on respecte les règles de versifications classiques suivies par Racine, Corneille, Molière, Ronsard, Hugo... notamment relatives au e muet et au e sonore, à la diérèse et à la synérèse... Autant de noms barbares pour autant de règles qui fondent la métrique de l'alexandrin.
Ainsi "Elle n'est plus là la Belle" mesure treize pieds, le vers suivant treize,
"Est-ce une raison, Madame, pour qu'ainsi votre époux" 14
"Et de la surveillance relâchant l'attention" 14
C'est le respect formel de cette métrique et de ces règles qui donne aux alexandrins de Racine ou d'Hugo leur chant si particulier. Et c'est à ce chemin que je suis accoutumé, dont je suis prisonnier même. Puisque la lecture de chaque vers "mal mesuré" m'obligeait à une gymnastique cérébrale assez contraignante qui déréglait la fluidité du texte et le chant des vrais et superbes alexandrins dont ta pièce recèle aussi en (grand) nombre. Je te l'avoue, j'ai interrompu ma lecture. Contrarié, malheureux même comme je l'ai dit plus haut.
Le lendemain, je me suis convaincu de lire Dom Juan dans son intégralité en essayant de m'affranchir de mes habitudes et des règles formelles dont j'étais pétri. Ce ne fut pas toujours facile mais j'ai lu. Et peu à peu j'ai oublié l'incomfort du premier rendez-vous et ai reconnu la beauté du
"Objet de tous les voeux, chimère obscurantiste
Ce n'est que par les sots que ton règne persiste"
"Vous voudriez, Monsieur, qu'après qu'il m'a tuée
J'accorde mon pardon à qui m'a condamnée"
...
"Mon amour revenu me ramène en souffrance"
Et tant d'autres vers.
Mais le mal était fait. Hélas. Et jusqu'à la fin, l'irrégularité de certains vers me tapait dessus. Et la musique déraillait. J'ai remonté Dom Juan à Paris. Ne me résignant pas à le laisser à la campagne. Voulant le garder près de moi. Pour essayer encore. Y plonger au hasard d'une fin de journée. Ou au commencement d'une autre. Chaque fois l'impression est la même. Je bute. Mis à mal par cette rythmique qui ne me rentre pas.
Voilà mon ami. Ces terribles choses que je voulais te dire. Ces terribles mots. Et finalement bien mal choisis.
J'espère vivement que cette lettre ne t'affectera pas d'une outrageuse façon et que tu me conserveras une amitié fidèle."
17:36 Publié dans Blog | Lien permanent
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