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30/11/2009

Heptalogie

Yasmine Char, 46 ans, ramène sa jeune héroïne de 15 ans dans le Liban en guerre qu’elle a quitté enfant.

Phèdre du Liban

Femina_10_Char_200.jpgYasmine Char est une tueuse. Non qu’elle ait – du moins pas à ma connaissance – commis quelque homicide dans le Cénacle des Lettres-Frontière, mais, comme l’inconnu qui s’adresse à l’héroïne de sa « Main de Dieu », on reconnaît chez elle l’assurance orientale des personnes sûres non de ce qu’elles paraissent, mais de ce qu’elles sont. Sauf que son personnage, jeune et « sauvageonne » beyrouthine de 15 ans, isolée de la guerre qui s’y joue par son milieu social (surtout « ne pas s’en mêler ») mais rattrapée par cet amour interdit qu’elle y rencontre, sait elle démonter et remonter à l’aveugle le révolver qu’on lui a offert, ce « doudou des temps modernes » pour marquer un peu plus « le déclin irrémédiable du peuple rieur ». Celui dont les Occidentaux veulent garder la mémoire quand tout, dans le réel, ramène les habitants d’un pays en guerre au chaos et à la rancune. Cette jeune fille vit ses premiers émois amoureux et Yasmine Char, par sa voix, nous glisse que l’amour, dans ce pays qu’est le Liban de 1975, a des rapports semblables à la guerre : « partout s’introduire et saccager ». Elle vit le cataclysme du départ de sa mère, qui voulait « redevenir française » et qui prétexte – « profite de l’émotion générale » - l’attaque, le 13 avril 1975 à Aï Remmaneh, d’un car de réfugiés palestiniens par les phalanges chrétiennes de Pierre Gemayel pour s’enfuir avec son amant, laissant le père de ce « garçon manqué » exsangue, anéanti. Pas un mot pour elle, dans la lettre qu’elle lui a laissée, et une photo de cette étrangère « blonde aux yeux clairs », au « sourire poli avec une distance » dont elle crèvera les yeux avant de la manger, justifiant auprès du père son vol par l’action de « la main de l’ange »… Dans un Liban déchiré par des groupuscules armés maronites d’inspiration franquiste d’une part et les nationalistes et progressistes arabes de l’autre, on se tue dans les rues et on finira par dresser une barrière est-ouest, on le sait. Seulement, notre Phèdre du Liban n’a pas la tragédie ancrée en elle : elle est « comme ces gens du sable, libre et rebelle », une « enfant nomade en devenir » ; elle aime et se donne à cet homme, ce franc-tireur dont elle ne sait rien sinon qu’ « elle n’a pas peur de ce qu’il est ». Elle sait qu’elle devra résister, dans sa vie de femme, à son éducation qui se raidit, à ses tantes, « oiseaux de mauvais augure », qui la reniflent sous toutes ses formes, « réclamant un test de virginité », à cet oncle tyrannique qui lui impose un professeur de Coran, qui veut se substituer à l’autorité du père, ce « héros du désespoir » qui a lâché prise.

« Yasmine Char tresse les cultures et les époques et dresse, dans le délien, notre part de responsabilité dans l’échec d’un monde, dans sa rétroaction, dans les chambres condamnées que les appartements les plus poétiques ne manquent pas de comprendre »

Au fil des aventures de cette jeune fille, Yasmina Char distille quelques pensées qui éclairent, rétroactivement, l’enfance en guerre de la jeune fille qu’elle fut : on apprend qu’il n’y aura sans doute jamais de pardon pour le Juif, « mais l’oubli, un jour, pour alléger la mémoire ». Toutes les religions monothéistes sont donc visées dans ce livre très resserré, «point de départ du désenchantement » et les époques sont entremêlées : on sait que le Liban n’est jamais à l’abri, que le ressac de la guerre et de la haine l’a secoué de nouveau : du « ni guerre, ni paix » des années 77-81 à « Paix en Galilée » en passant – en s’arrêtant, plutôt – sur Chabra et Chatila pour revenir en 2006, « raisins de la colère », la guerre, là-bas, c’est comme le soleil, tout le monde y a droit.  L’énonciation s’entremêle, le Je et le Elle se confondent sans qu’on sache – parce que ce n’est pas l’objet - si Yasmine Char parle d’elle, ou de toutes les femmes qui voient la guerre nourrir l’obscurantisme et réciproquement. Le rêve qu’elle fait de cette femme qui l’enlace, contre les seins de laquelle elle se laisse charnellement aller, c’est celui de Layal, la « Charmouta » du lycée, « exclue de l’honorabilité à jamais » pour avoir couché, c’est celui de toutes celles qui voient venir la régression et ne l’acceptent pas, celles dont on retrouve parfois la bouche et les yeux cousus, à titre de répression. Le lycée français que la jeune fille fréquente, l’identité de sa mère, le mandat sous lequel sa grand-mère est née, l’officier qui s’est tué pour elle, l’homme qui maintenant lui demande de tuer pour lui, Yasmine Char tresse les cultures et les époques et dresse, dans le délien (« Je pensais à vette France qui m’avait laissée tomber »), notre part de responsabilité dans l’échec d’un monde, dans sa rétroaction, dans les chambres condamnées que les appartements les plus poétiques ne manquent pas de comprendre. Son amant du Liban de l’Ouest, celui qui lui a appris un monde qui n’est pas celui que son père aurait voulu lui transmettre, elle l’effacera comme il a effacé toutes ces personnes qu’il a eues dans son viseur, acceptant de ne jamais savoir pourquoi il l’avait regardée. Quand elle parle des miliciens, Yasmine Char dit : « ce qu’ils n’emportent pas, ils le cassent. Ce qu’ils ne cassent pas, ils le brûlent. On ne saura jamais ce qu’elle – ou son héroïne – a sauvé de son enfance pour l’emmener en Suisse, ce « cher pays ».   On ne saisit d’elle que cette ligne de démarcation mentale qu’elle a gardée, la frontière insaisissable entre ces « gens normaux », ces miliciens chrétiens « jumeaux des miliciens musulmans ». Le souvenir de Sami aussi, dont elle ne peut, puisqu’elle n’en connaît pas le nom, même pas savoir s’il est de la liste des massacrés du camp de réfugiés. Mais elle le sait, pourtant. Comme elle a la certitude définitive que la main de Dieu n’a plus d’emprise, si tant est qu’elle en eut. Les Libanais se sont « installés partout dans le monde » et partout « l’ont rendu florissant ». Mais la douleur de l’exil ne s’est jamais éteinte quand dans le même temps, au pays, les vendeurs ambulants jettent à terre en crachant leur mépris les colliers de fleurs que plus personne n’achète.  C’est dur et c’est triste à la fois. Comme une tragédie sans fin. « Sans salamalecs ni chichis ». LC

« La main de Dieu», Gallimard

ISBN 978-2-07-078694-7

Prochain numéro : « La fanée», de Thomas Sandoz.

 

 

 

21:13 Publié dans Blog | Lien permanent

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