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26/11/2009

N°6

Dominique de Rivaz, 56 ans, réécrit l’Empire post-soviétique, à la russe : entre burlesque et mélancolie.

Les âmes mortes, deux fois.

DdR+Chavaz22.jpgDominique de Rivaz n’est pas la première à écrire sur des cadavres et ce qu’ils deviennent. De Will Self dans « Ainsi vivent les morts » à Kenzaburo Oé dans « le faste des morts » - en passant par le polar-légiste de Herbert Lieberman, « Nécropolis » - le sujet a cet avantage d’être universel et, c’est bien le seul, égalitaire. Son « Douchinka », cette petite âme, ramène le sujet dans un Empire qui n’a pas besoin de dire son nom, c’est l’âme slave qui est ramenée sur le devant d’un court premier roman d’une artiste déjà accomplie (cinéma, photo, expériences multiples depuis « la course autour du monde »…). Dans l’hiver de la Capitale, bastion abandonné de ce qui a été une société, on ne distingue plus les âmes errantes de celles à vendre. Mais le souvenir, « trente ans plus tôt », de « la première Exposition » n’a laissé personne indemne, surtout quand la Grande Révolte (née, dit le narrateur, de la colère des mères des sous-mariniers du Koursk, sans qu’évidemment le nom fût donné) n’a conduit qu’à la plastification, cette œuvre ultime qui consiste à embaumer les cadavres après avoir acheté les âmes. Evidemment, les différents scandales de l’Art-body, les « écorchés morts » du Professeur Gunther Von Hagens font écho, mais c’est davantage une fausse piste qu’autre chose : ce que Dominique de Rivaz veut incarner, ce sont ces vies déjà mortes et ces âmes qui le seront donc deux fois. C’est l’abandon dans lequel survivent les différentes ex-républiques soviétiques qu’elle a traversées, dans lesquelles, à chaque fois, elle a vécu, un peu. Elle sait que la vodka s’achète par « cent grammes » en kiosque, elle l’a entendu, le chineur, éructer sa haine antisémite. Elle a compris ces déceptions nées des espoirs de changement quand tout est resté tel quel, l’assistance de l’Etat en moins. Ses personnages s’adonnent au commerce des âmes par nécessité, pas par ennui comme l’ont fait dans le réel et aux enchères quelques illuminés en mal de reconnaissance. Dans le même temps, d’autres, comme Alexeï, «préparent » la très grande Exposition, « cent mille corps plastinés », pour recréer l’instant ultime du Grand Nuage. Toutes ces majuscules dont use Dominique de Rivaz sont autant de signes que si l’action se passe là, c’est bel et bien partout qu’elle aurait pu se passer puisque cette Humanité-là a dépassé son terme depuis longtemps.

« il ne reste plus que les pires substrats, une télévision qui vomit des messages religo-publicitaires, apologie mercatique d’un idéal que les fantômes qui traversent « Douchinka » n’envisagent même plus»

Quand ils « préparent », les thanatopracteurs de « Douchinka », ils participent d’une vaste entreprise mafieuse consistant  à récupérer des cadavres – que Vassili conduit dans son camion des glaces Morojonoe Lux sous l’étiquette de « Viandes (de renne) avariées » - à tout prix, donc en tuant des vagabonds, des indigents sur lesquels Alexeï trouvera systématiquement « le morceau de carton numéroté (…) découpé à la va-vite dans un paquet de Belomorkanal » : « le récépissé de la vente  d’une âme ». Après qu’il a considéré que ses morts lui ont « rapporté suffisamment d’argent », Vassili entreprend un ravalement méthodique des « pingouins-poubelles », symboles ravagés de l’illusion d’un bien-être. Dont il ne reste plus que les pires substrats, une télévision qui vomit des messages religo-publicitaires, apologie mercatique d’un idéal que les fantômes qui traversent «Douchinka » n’envisagent même plus. Si tant est qu’ils l’aient jamais espéré. Dominique de Rivaz a vécu à l’Est, elle a vécu, également, ce basculement – à Berlin, notamment, objet de son dernier travail photographique* -  elle doit connaître ces micro-cataclysmes qui ont fait que, soudain, plus personne n’ait rien d’autre à attendre qu’une fin absurde, cycle sisyphien du traqueur devenu cadavre à son tour, d’un amour dont il ne reste plus qu’une photo anonyme incluant le pingouin. Alexeï nourrit les âmes dès qu’il s’aperçoit qu’elles sont venues trouver refuge là où il travaille les corps : elles se confient à lui, comme elles se sont confiées préalablement au chat Béhémoth, qui « de mémoire d’habitant, n’était jamais descendu de son arbre »… Le récit de Dominique de Rivaz, sous ses aspects fantastiques, fait converger les destins de tous ses personnages, la vieille Rada en tête : fine allégorie des destins entremêlés dans la misère, des grandes épopées qui n’ont pas abouti, ils n’ont plus rien à quoi se raccrocher, ils sont, comme la monnaie, dévalués au plus haut point, mais, l’âme slave toujours, s’enthousiastent d’un poisson d’avril à venir, d’une tulipe qu’on voudrait délivrer de son élastique… La fin du roman touche à la poésie pure, quand Rada et Alexeï, chacun de leur côté, participent à ce « loto des morts » sans rien vouloir gagner d’autre que la liberté de leurs âmes. Qu’elles ne meurent pas deux fois, alors. Qu’on leur offre le rituel auquel elles ont droit, même si elles n’ont rien au de leur vivant : ces  « petits riens des morts », qui s’échappent en voltigeant quand Alexeï les confie au fleuve qui, déjà, « se perd dans la nuit », ce sont autant de traces qui, comme les pingouins-poubelles qui viendront mystérieusement mettre l’Exposition totalitaire en échec, redonnent à ceux à qui on l’a niée jusque-là une véritable identité. Il est curieux de voir à quel point ce très bref roman contient des choses auxquelles on s’efforce de ne pas penser : comme si notre âme a nous était déjà damnée de trop d’indifférence et d’insuffisamment d’altérité. Quand la vieille, à l’incipit, crache son mépris sur la porte du bus qui n’a pas voulu l’attendre, c’est un peu de cette partie du monde reniée qui nous crache à la figure. Il est des histoires russes qui ont marqué l’imaginaire collectif. Il en est d’autres qui le sollicitent encore. L’imaginaire de Dominique de Rivaz est bien celui du rideau de fer. Mais elle l’a laissé ouvert** LC

** Boris Vian, bien sûr

« Douchinka», L’Aire

ISBN 9-782881-088483

*« Sans début, ni fin, le chemin du Mur de Berlin » ed. Benteli Verlag & Noir et Blanc)

Prochain numéro : « La main de Dieu », de Yasmine Char

 

 

 

 

16:06 Publié dans Blog | Lien permanent

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