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14/10/2021

78.

V-

Il m’a semblé qu’elle savourait l’instant, ma banquière, quand elle m’a dit que pour notre prochain rendez-vous, il faudrait compter deux heures, au moins. Rajoutant, immédiatement, qu’elle savait à quel point ça me coûtait, sans rien savoir, bien sûr, des transports dans lesquels elles me mettaient, elle et son allure altière. Cette symbiose entre nous, depuis que je suis devenu quelqu’un d’intéressant, client à l’emprunt, bon payeur et fonctionnaire d’Etat. Mes revenus annexes l’auraient intéressée, s’ils avaient été pérennes, mais les droits d’auteur ou les cachets d’intervention ne rentrent que rarement dans cette catégorie. Mes spectacles sur tabouret haut et musiciens de rêve non plus. Dommage. Mais elle induit un nous, ma banquière, un avenir possible entre nous, quand elle me dit d’un air complice que nous sommes larges, par rapport à l’échéance, à l’offensive programmée du notaire. Elle sait déjà tout de l’endroit où je vais vivre, en sait moins que moi sur Paul Valéry, mais ça ne fait rien : dans les couples, chacun doit apprendre de l’autre, hein ? Elle en sait plus que moi, a contrario, sur tous les documents qu’il faut pour prétendre à la propriété. J’en étais resté à Rousseau, moi, le terrain enclos, l’appropriation, les gens simples pour le croire. Mais non, il va falloir que j’embauche un spéléologue pour retrouver les papiers afférents dans mon système de rangement. Mais elle en sourit, ma banquière : sans doute parce que nous sommes larges. Ou parce que les deux heures que nous allons passer ensemble, dans un mois, deux, je ne sais pas encore, compteront double, sans sa carrière et dans sa vie. En attendant, j’ai gagné 0,05% par rapport à ma dernière visite : j’ai proposé de revenir demain.

VI-

Je m’étais apprêté, pour mon rendez-vous, aujourd’hui, avec ma banquière : elle m’avait bien précisé, la dernière fois, que celui-ci durerait longtemps, qu’il faudrait tout étudier, tout éplucher du compromis, des assurances du prêt, des conditions spéciales, en petits caractères, qui excluent le risque de guerre, de suicide, d’actes de terrorisme, de provocation d’émeutes ou de mouvements populaires : sans le savoir en amont, j’en ai donc terminé, le 21 avril de l’an deux-mille quinze, avec mon passé d’agitateur et de recordman de sauts en parachutes non homologués. Avec une pointe de nostalgie vite balayée par la présence irradiante, devant l’agence, de ma banquière en train de fumer une cigarette, avant de rentrer dans l’arène. Elle aussi a fait le grand jeu : une robe noire qui moule parfaitement ses formes longilignes, des bas dont la résille dessine la forme envoûtante d’un cobra de la place Jema El Fna. Ça tombe bien, pour la première fois, en prenant prétexte de mouvements périlleux sur mon compte-courant, liés aux tractations solides menées dans le zouk, elle me confie sa vision du Maroc, terre paternelle, son rapport au pays d’origine, ses mutations, les craintes et les espoirs inhérents . Mais bon, on n’est pas chez Imad, et ce sera 2,10, point final et sans thé à la menthe. En repenti de la phobie administrative, après avoir renversé mon appartement, j’ai apporté tous les documents qu’elle m’avait demandés la fois d’avant : j’en tire une fierté quasiment égale à celle éprouvée quand j’ai déposé le montant de ma bourse d’écriture. C’était il y a longtemps : notre histoire dure, déjà. On affine tout, ses doigts manucurés parcourent le clavier, elle utilise des expressions que je valide en hochant la tête, l’harmonie est partout, dans ce bureau, dont je sortirai anobli, potentiel propriétaire : un bon parti, en somme, encore potable physiquement, mystérieusement poivre et sel, écrivain à succès (au chocolat), bientôt marin… J’évoque l’assurance à venir de mon scooter sétois et là, c’est le drame : elle me parle de son fiancé, du stage de formation qu’il a dû suivre parce que son permis voiture était trop ancien… Je ne l’écoute pas, perdu dans les limbes de mon marasme. J’ai donc un rival, d’un coup, la bague scintillante qu’elle porte prend une autre signification. Je reste digne, quand elle aborde la question du PEP ou de l’attestation notariée, mais je n’y suis plus guère : elle n’a pas cillé quand j’ai augmenté mon apport, pour l’impressionner, je me dis que la distance qui va s’instaurer entre nous, même si elle m’a fait jurer de lui rester fidèle, risque de nous être fatale, si le champ est laissé libre à l’autre. Bah, dans toutes les tragédies, il faut un amant et un amoureux, un homme qui aime, un autre aimé en retour. En partant loin, je renforce mon mystère, ma légende. Au pire, je prorogerai ma garantie décès, et l’attendrai au-delà du 31 décembre de mon 85ème anniversaire, comme le stipule l’article 4-1 de l’assurance emprunteur des prêts immobiliers aux particuliers.

NB: merci de prononcer la composante du titre dans son latin d'origine, qu'on ne m'accuse pas de harcèlement.

16:28 Publié dans Blog | Lien permanent

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