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04/10/2009

Reprise.

On a beaucoup parlé du dernier Mauvignier. En des termes élogieux qui allaient de soi, tant cet auteur-là s’impose, roman après roman, comme l’un des plus grands écrivains de son époque, doublé d’un être discret – ce qui, en ces temps sordides de beigbédérisme A, n’est absolument pas à négliger. De Des hommes, son septième roman, on a commencé par dire qu’il avait pour cadre une époque et des « événements » que la société française avait jusqu’ici éludés, respectant à la lettre le constat édicté par Benjamin Stora selon lequel on n’a jamais écrit sur la Guerre d’Algérie et que, de toute manière, il faut cinquante ans pour parler d’une guerre. Sans doute, d’ici 2012, respectant la tradition locale de commémoration, les ouvrages fleuriront et la fiction reprendra un peu de ce qu’elle a jusque là laissé aux historiens. On aura d’ici là oublié les excellents romans de Arno Bertina(1) et de Bertrand Leclair(2), sans compter… non rien. Mauvignier n’y sera pour rien, évidemment, pas plus qu’il n’est pour quelque chose dans l’enthousiasme des critiques qui trouvent formidable qu’un auteur d’une quarantaine d’années s’intéresse à ce pan de l’Histoire. Dans des Hommes, Mauvignier situe, comme ces autres avant lui, l’Histoire dans l’histoire et par analepse, remonte la vie de ces hommes qui en sont revenus à partir d’un scandale local et quasi insignifiant. On remonte l’existence de Feu-de-Bois, ivrogne et paria d’un village de campagne comme il doit en exister mille, du type de celui qui a un jour accueilli Pierre Jourde(3)  avec pierres et fourches. Feu-de-Bois, ce surnom en trompe-l’œil (on craint d’office la référence à la corvée du même nom) qui fut un jour Bernard, jeune appelé qui sort de la boue pour découvrir la pierraille ; Bernard, dont le parcours nous est, dans le roman, reconstitué pointilleusement par Rabut, par Février, par un narrateur dont on se demande s’il n’est pas omniscient au regard d’une histoire humaine aux horreurs soigneusement partagées entre ses différents camps. Mauvignier n’élude rien, dans son roman découpé en tranches de temps (« après-midi », « soir », « nuit » et « matin ») qui semblent tout dire également de ce qu’est un homme dont sa propre nuit se rappelle à lui. Parce que la filiation qu’on ne manque jamais de faire avec un roman qui veut dire la guerre est assumée, jusque dans quelques expressions dont on ne me fera pas croire qu’elles ne sont pas voulues : la guerre, pour les personnages de Mauvignier, c’était aussi tout ce qu’on ne comprenait pas(4)

 

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Et la guerre, à Verdun comme en Algérie, c’est d’abord une hébétude, puis un silence obligé. Par l’indicible, par les autres qui ne veulent ni entendre ni écouter. Feu-de-Bois, qui dégoûtera le lecteur dès le début sans que celui-ci se rende compte qu’il participe, ce faisant, de la même curée que celle qu’il aurait de lui-même jugée amorale. C’est la construction du roman, par strates, par ellipses, qui fait que le tableau se remplit et que les circonstances atténuantes se créent, sans pour autant qu’elles excusent. Parce que c’est bel et bien un réquisitoire contre l’Humanité elle-même auquel se livre Mauvignier, comme il l’avait fait au préalable en se servant du pire match de football que le XX° siècle ait connu(5). Tout ce qui fait le pire de la période est convoqué ici, sommé de combler tous ces blancs qui ne font que des hommes de soixante deux ans, à quatre heures du matin(6), reprennent de vieilles photos et essaient d’y retrouver la vie que d’autres vies que la leur ont laissée là-bas. On trouve ce qui a fait le superbe film de Philippe Faucon, « la trahison »(7), que les amateurs du site ont vu au CIFA St Denis : le dilemme des harkis, la porte qu’ils ouvrent dans leur conscience avant de la laisser ouverte aux sourires kabyles des fellaghas ; l’aveuglement, la rage puis le désespoir des colons qu’on a laissés là-bas en revenant sur la promesse qu’on avait faite ; l’impossible retour des appelés, qui ne sont plus puceaux de l’horreur mais à qui on ne reconnaît toujours pas l’héroïsme de leurs grands-pères. Ceux qui ont fait Verdun.

Ce que Mauvignier dit de mieux, c’est sans doute les chutes individuelles de toutes ces existences qui ont péri. Toutes, en comptant celles qui ont survécu. Le personnage de Mireille est à lui seul l’histoire de la période : d’abord bien née, puis damnée. L’existence qu’elle vivra auprès d’un Bernard qu’elle a aimé là-bas sera un sommet de tristesse dont elle le rendra responsable (« Et elle en voudrait à Bernard, elle en ferait son coupable, puisqu’il en faudra un »(8))

Des hommes est un roman majeur, sans qu’il soit besoin qu’on le dise. Quelques particularités stylistiques très Minuit, qui ne m’ont pas dérangé dans ses romans précédents, m’ont parfois paru ici un tout petit peu précieuses. Rien de grave, un ou deux suspens marqués dans la typographie et dans l’espace, une déstructuration de la syntaxe, un ou deux signes qui n’apportent rien, à mon sens. Peut-être, simplement, la pudeur d’un romancier avec lequel j’aimerais échanger quelques mots, quand j’irai le rencontrer. Pour savoir ce qu’il va faire lui, maintenant, de cette partie de l’Histoire. Pour lui donner le roman d’un de ses soldats dont Mauvignier, via Rabut, s’effraie qu’on puisse un jour ne plus rien savoir de ce qu’ils ont été.

(1) « Le Dehors ou la migration des truites », Actes Sud, 2000

(2) Une guerre sans fin, Libella Maren Sell, 2008

(3) voir la polémique et le procès liés à « Pays perdu »

(4) Louis-Ferdinand Céline, « Voyage au bout de la nuit »

(5) Dans la foule, Minuit, 2006

(6) p°259

(7) 2005, d’après le roman autobiographique de Richard Sales

(8) P°277

 

20:41 Publié dans Blog | Lien permanent

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