04/03/2023
C'EST VRAI L'HIVER DURE TROP LONGTEMPS.
L’hiver, ce sont les vingt ans que Brigitte Giraud a passés avant de pouvoir écrire sur la seconde d’une vie qui en fait basculer d’autres, celles de la femme, de la mère, du fils, et – même s’il n’en sait rien, à dix mille kilomètres de là – d’un constructeur de motos, routières ou sportives, la distinction a son importance. Un hiver commencé en plein été, un lendemain de solstice et de fête de la musique, dans la routine absolue d’un vieux rocker rentré dans le rang, chef de famille, papa attentif et entreprenant – on est dans l’ère des nouveaux pères, précise l’auteur, aux responsabilités partagées, et Claude ne raterait pour rien au monde la sortie d’école, les jours où il en a la charge – conjoint comblé et amoureux, tolérant, aussi, concédant à sa compagne des lubies de changement. De lieux, de projections. Passer de l’appartement à la maison individuelle, du Canut (« des surfaces qui avaient, au XIXe siècle, abrité des ateliers de soierie et dont la généreuse hauteur sous plafond permettait l’installation de métiers à tisser et le couchage des soyeux ») au mobilier de jardin en fer forgé, acheté aux Puces du Canal. Vivre vite (et mourir jeune), indépendamment d’un emprunt à Lou Reed – qui n’a rien respecté de l’injonction – c’est le récit d’une culpabilité déchargée de sa faute : non que le temps ait fait son œuvre (l’antiphrase la plus célèbre de la langue française) mais parce qu’il a autorisé l’auteure à faire du jour le plus triste de sa vie un matériau d’écriture, qu’elle aborde méthodiquement. Par la litanie des Si, commence-t-elle, elle tente de revenir au marché des vivants, et fait correspondre la vente de la maison, qu’ils n’auront jamais occupée ensemble, en vingt ans, avec le sujet du roman. Est-ce roman, est-ce diable, à qui s’adresse la lumière, écrit-elle, pour conjurer le sort, ou, du moins, accepter qu’on ne le pût plus ? La cause de l’accident, officiellement, n’existe pas, il faudra donc à l’enquêtrice en remonter toutes les possibilités, ramener une réalité au conditionnel passé. Toutes les pistes deviennent têtes de chapitres – courts, oppressants, au fur et à mesure que l’issue, pourtant connue, s’annonce – égrènent l’ironie du sort, les mauvaises coïncidences, les regrets et les remords, dessinent aussi un contexte d’époque – l’appel qu’on ne passe pas parce qu’ils sont surtaxés entre Paris et Lyon, l’absence de portables, lesquels auraient permis le SMS salvateur, la gentrification, qui provoque, même chez les amis très à gauche, une injonction d’expansion qu’ils ne se seraient, tous les deux, jamais imaginée, un jour.
Claude a su aborder le virage de sa vie qui l’a fait passer d’un travail dont il ne voulait pas à un poste dont il aurait rêvé : à la Bibliothèque de la Part-Dieu, il est en charge du service musique, vinyls, cds… Quand il rentre chez lui, il écrit des chroniques, est pigiste au Monde – dommage qu’on ne parle pas de M. Hublot dans le livre – connaît tout avant les autres, partage ses découvertes, sans jamais se la jouer. Elle écrit, a du succès, déjà, entre dans le grand monde de l’édition, qui la couronnera plus de vingt ans après, avec un livre qu’elle aurait voulu ne jamais devoir faire, et qu’elle échangerait évidemment, séance tenante, contre la possibilité de revenir une seconde avant le feu rouge fatidique. Le récit est resserré, étouffant, l’auteure – faut-il parler de narratrice, ici ? – s’en veut à elle-même avant d’en vouloir aux autres, à son grand-père de s’être suicidé et ainsi de lui avoir légué la part nécessaire à l’achat de la maison, elle dit d’elle-même qu’elle n’est pas du genre à renoncer mais qu’elle aimerait renoncer, enfin, à ne jamais renoncer. Les énumérations – Je me souviens – les anaphores – Et si… - les changements d’énonciation – ponctuellement, et à la ligne, un présent de narration qui refait l’histoire – servent le récit dans son analepse, graduée : d’abord recréer les conditions de l’accident, remonter, s’il le faut, à Jean Moulin, ceux qui l’ont servi, ceux qui l’ont trahi. Solliciter, puisqu’il le faut, des forums de spécialistes, sous le pseudo de Carburateur flingué, pour comprendre comment une moto jugée trop dangereuse au Japon pour être commercialisée, peut circuler en France librement, et finir dans les mains d’un homme qui, on ne saura jamais pourquoi, la préfère un jour, pour une escapade – le matin à 200km/h sur le périphérique, l’après-midi, en mode plan-plan pour revenir du travail – à sa Suzuki habituelle. Pourquoi Claude a-t-il réinvesti la mythologie du rocker, transgressé les interdits – emprunter la moto de son beau-frère, sans assurance ni autorisation –profité de l’absence de sa femme pour revenir à ses premières amours, jamais l’intolérable ne trouve de réponse suffisante à celui qui se pose la question, mais Vivre Vitepropose des pistes, comble des vides, ramène le sort à son destin, finalement. Ça fait seulement vingt ans que je me repasse la scène, avoue l’auteure, qui marque les esprits parce qu’on a tous, à cette époque, connu cet instant où tout bascule, où une phrase, On n'a rien pu faire, détermine, en une seconde, le temps qui vous reste. Il y a une véritable abnégation dans l’écriture de ce livre, celle de lutter, toujours, contre le pathos ; de restituer Claude tel qu’il était et, in fine, tel qu’il est resté ; d’accepter son propre vieillissement, de fait, les prémices – pas de l’oubli – mais d’une mémoire qui a fait son temps. Son œuvre. Et qui ravive un homme qu’on croyait perdu. L’excipit est poignant et valide à lui seul la lecture du bouquin. Qui se lit, comme souvent chez Giraud, avec la bande-son intégrée - et si gémellaire ! - du Courage des oiseaux jusqu’au Dirge de Death in Vegas, peut-être le dernier morceau que Claude a écouté. On trouve même Philippe Pascal, passé par là, parti lui aussi : ça tombe bien, son Éclaircie, d’ailleurs reprise par Dominique A, pourrait résumer l’entreprise littéraire. Ou signer la fin de l’hiver. Apprendre, en passant, qu’un des livres jamais écrits par l’auteure, devait s’intituler « Cache-Cache » ne me surprendra finalement qu’à moitié. La question de la littérature ne se pose plus quand le sujet s’impose de lui-même. Nous tous, qui avons pris notre temps, devrions lire « Vivre vite » : il en dit beaucoup sur nous, plus que sur ce/ceux que nous avons perdu/s. LC
Brigitte Giraud, « Vivre vite », Flammarion, 2022
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