01/02/2014
Vingt-deux ans de fiançailles.
C’est un peu comme si deux vies s’étaient déroulées en parallèle et finissaient par se croiser quand plus personne n’y croyait, d’autant que l’une d’entre elles ignorait tout de l’autre. Et pourtant, c’est un peu de ces destins croisés qui s’est joué hier soir, dans un lieu dont je connais depuis l’enregistrement de « Trop Pas ! » le moindre recoin. Y voir hier Nilda Fernandez était un vrai bonheur et la conséquence d’une amitié de longue date avec Eric Martin, le maître des lieux. Nilda & lui, une histoire d’amitié, Nilda & moi, une histoire de correspondances, tardives. Pas de celles qu’on écrit, de celles qu’on ressent. Nilda Fernandez, ce sont vingt-deux années qui remontent en mémoire et des premiers malentendus : ce Lyonnais, Espagnol de naissance, double identitaire en poésie, sort de belles chansons d’amour dans un contexte de variété qui s’y prête, et on finit par l’assimiler à un type musical qui n’est pas le sien. Lui, entre Lyon et Barcelone, enchaîne les succès et les plateaux télé, plus personne ne pense qu’il puisse être un artiste plus complet, cosmopolite, curieux du monde et des voyages, de la culture de sa mère et de celles qu’il rencontre au gré de ses voyages, en Argentine, au Québec chez les Indiens, en Russie, à Cuba. Saltimbanque en roulotte, écrivain, candidat aux élections législatives pour les Français de l'étranger en Amérique du Sud et Caraïbes, musicien, surtout, posant sa voix reconnaissable entre mille, androgyne, Fernandez vit sa vie et s’éloigne des spotlights, sans trop d’angoisse, j’imagine. De temps à autre, on entend sur les ondes des chansons comme « l’Invitation à Venise » ou sa superbe version du « Dis, quand reviendras-tu ? » de Barbara.
Nilda & moi, c’est l’histoire d’un oubli, jusqu’à ce qu’un disque trouvé par hasard dans la bibliothèque de l’Instituto Cervantes me ramène à lui : quoi, en 99, il avait enregistré un album de poèmes d’un Lorca en visite à Buenos Aires, « Castelar 704 », le nom de l’hôtel et le numéro de la chambre qu’il a occupée d’octobre 1933 à mars 1934. Un album qu’il a réenregistré depuis avec pianistes cubains et flamencistes haut de gamme, mais que je préfèrerai toujours dans sa première version, duendesque à souhait. Avec cette version sublime, entre autres, del Gacelo del Mercado matudino. Tout ce que j’aime, avec en plus, à ce moment de ma vie, la découverte de ces musiciens et du rapport à l’Espagne que je n’ai jamais quitté. Les Ibanez, Tomatito, Juan Carmona, pendant que je rattrapais mon retard, lui jouait avec, les rencontrait, partageait de ce que Lorca définissait comme quelque chose entre la perfection de Dionysos et l’amertume de Dom Juan. J’ai écouté cet album mille fois, appris l’espagnol dessus, projeté des voyages et des aventures, aussi. Mais je ne me suis jamais dit tiens, qu’est-ce qu’il fait, là, maintenant, Nilda ? Peut-être parce que des gens qui voyagent tout le temps vous renvoient à votre propre immobilisme, qui sait ?
Nilda & moi, c’était hier, enfin, après que, sur invitation d’Eric, j’ai été le premier à réserver mes places. Dans une salle bondée, avec tous les types de chaises possibles, Nilda est arrivé, a joué cinq morceaux en acoustique, et là, la faille spatio-temporelle s’est résorbée. Je reconnaissais sans connaître, mais ça faisait partie de moi. Sur « Madrid Madrid », un classique, le groupe avec lequel il était en résidence pendant la semaine est entré : guitare, basse, batterie, violon, ça tourne vite et bien, ça met une ambiance qui rappelle les derniers Bashung, et pour cause : Nilda a travaillé en studio, récemment, avec les musiciens de l’homme en Bleu Pétrole. Nilda varie, les genres, les langues, les visées des chansons, envoie des coups de griffes à ses double-compatriotes ("Manu, tu saoules"), parle d’amour, des frontières qu’on se crée et qui enferment. Il communique avec le public, se sent chez lui comme à la Casa, à moins que ce fût l’inverse. Je suis moins fan des passages rock que du reste, mais Nilda est un artiste qui fait ce qu’il veut, et c’est ce que je demande aux artistes, d’ailleurs. Lui leur demande de ne pas trop cautionner un système qui les broie : on ne demande pas à un Espagnol de se départir de son côté Don Quichotte.
Le finale est juste sublime, un des plus beaux que j’aie vécu ces dernières années : l’entrée acoustique, la mélodie et la présence du groupe sur « Nos Fiançailles », chanson parfaite, donne au concert une note d’émotion ultime. Et comme si ça ne suffisait pas, et vu que le public en redemande (ben tiens !), il improvise, en donnant la grille aux musiciens, la superbe saeta d’Antonio Machado, à qui je dois ma devise d’existence depuis qu’on me l’a fait connaître, en 1989 (« est-il un homme satisfait d’être un homme qui soit pleinement un homme ? »). Une saeta, c’est une chant religieux court que quiconque peut entonner, sur un balcon, souvent, en pleine procession, pendant la semaine Sainte, à Sevilla ou ailleurs. Machado en a écrit une qui préfère revendiquer l’homme qui a marché sur l’eau plutôt que celui mort sur la croix :
¡Oh, la saeta, el cantar al Cristo de los gitanos, siempre con sangre en las manos, siempre por desenclavar!
¡Cantar del pueblo andaluz, que todas las primaveras anda pidiendo escaleras para subir a la cruz!
¡Cantar de la tierra mía, que echa flores al Jesús de la agonía, y es la fe de mis mayores! ¡Oh, no eres tú mi cantar!
¡No puedo cantar, ni quiero a ese Jesús del madero, sino al que anduvo en el mar!
Je manque de pleurer à l’écoute de ce chant-là, et je me trouve ridicule, alors qu’un impondérable m’oblige de partir juste après le concert, à bafouiller quelques mots sans queue ni tête en lui tendant une enveloppe : dedans, il y a mon « Poignet d’Alain Larrouquis », dont j’espère qu’il lira au moins la première ballade des Sueños de Somosierra, celle de Manolo & de Federico. Pas pour ma gloriole personnelle, je m’en fous. Mais parce que j’aimerais bien que nos vingt-deux ans de fiançailles soient marqués du sceau du duende. Et tant pis pour ceux qui ont fait allemand première langue !
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