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09/09/2012

Être est tant.

Il arrive parfois de drôles de choses, la nuit. Sans doute parce qu'une "amie" reprend en ce moment des études de philosophie, j'ai repensé à cette jeune fille avec qui j'ai sympathisé, quand j'ai moi-même entrepris d'y retourner, en 2002. Je l'avais faite entrer dans mes portraits de mémoire. Je ne l'ai jamais revue, mais voici le texte tel que je l'ai retrouvé. Avec des allusions, déjà, à ce qui ponctuera mes  écrits, par la suite. Pour l'histoire, cette jeune fille a été la première non-normalienne reçue à l'agrégation de philosophie. Et je lui dois une discussion très étrange sur la mort et la maladie, juste avant qu'elle ne frappe. J'en reparlerai.

Robe-Chinoise-Courte-Soie-Dragon-Phenix-Rouge-Traditionelle.jpg« Heidegger au Congo ». Dans la bande dessinée de Brétecher, on voit Agrippine avachie sur un sofa en train de survoler un illustré ainsi titré : une façon de moquer gentiment la prétendue mollesse des post-adolescents et de rendre accessible le penseur du da-sein. Léticia I-M., 22 ans, autant le dire, ne s’est sans doute jamais, au cours de sa courte vie, retrouvée dans cette position-là. Trop de travail, toujours une version à revoir, une dissertation à préparer. C’est qu’elle s’est jurée de réussir, cette longue jeune femme qui n’a même pas pris le temps de se voir grandir, de se savoir séduisante, aussi, mais là est un autre problème.  On voudrait dire d’elle qu’elle est anachronique mais elle s’en défend, bec et ongles : « simplement une jeune vieille chose échevelée… » ; pourtant, fut-ce la robe chinoise qui lui sied à merveille et transporte le regard vers une culture toujours ailleurisée, on peut sourire aussi de l’entendre parler de Yves Bonnefoy, quand on pense que même Yves Bonnefoy nous a donné l’impression d’être d’un autre temps… Etre est tant, se dit-elle, constamment, quand elle vérifie que ceux de son monde n’ont pas comme elle la rage du savoir, quand celui à qui elle pourrait s’abandonner lui dit adorer « Notre Dame de Paris » en comédie musicale alors qu’elle pourrait lui réciter par cœur et en grec ancien les apories de Zénon d’Elée. Comme celui-ci :  "le plus lent à la course ne sera jamais rattrapé par le plus rapide; car celui qui poursuit doit toujours commencer par atteindre le point d'où est parti le fuyard…" Comment peut-elle expliquer ça, Léticia I-M, sauf à dire que cette rage-là, elle la doit autant à une mère pugnace, qui tâte de l’écriture, du journalisme et laisse sa fille faire de sa vie ce qu’elle aurait aimé en partie faire de la sienne, et que, oui, l’aporie d’Achille et la tortue n’est pas valable en pratique. Et alors ? Et après ? Son problème est là, là est sa force aussi, celle dont il faut se convaincre : elle dit que socialement, il est plus facile d’être en couple, que les autres vous acceptent davantage quand vous êtes deux, elle sait pourtant qu’on n’est jamais vraiment deux, et qu’on « ne vit que moyennement »,  hélas ! Peut-être est-ce le sang andalou qui coule dans ses veines qui l’amène à ne jamais concéder : le sait-elle, que c’est Antonio Machado, le premier, qui a stigmatisé ce moyen-terme qu’elle abhorre ? "Et quand il ne vous restera plus que quelques heures à vivre, souvenez-vous du dicton espagnol : "on n'a rien écrit sur les lâches". Vivez ces heures en vous souvenant qu'il faut que l'on écrive quelque chose sur vous", écrivait-il, sans se douter qu’un jour, des personnes se serviraient de ces principes pour  en encourager d’autres à ne pas les tenir de trop près… Parce que si Léticia I-M n’a que 22 ans,  elle est surtout le miroir de cet âge qu’on a dépassé : c’est en réflexion qu’on vient la voir, sans reconnaître que si l’on se réjouit de ce qu’elle est, on peut douter de ce qu’on est devenu ; c’est pour ça qu’on voudrait qu’elle délaisse un peu ses mythologies, qu’elle sache qu’il n’est nul besoin d’être agrégatif pour savoir agréger des valeurs, les qualités humaines requises pour aimer simplement. Et qu’on souhaite qu’elle trouve une place à sa juste valeur, qu’elle puisse donner à d’autres un peu de ce qu’elle a reçu : quand son « père » lui dit, le week-end, dans la Drôme : « alors, Hervé, on va jouer au foot ! », il sollicite chez elle une des facettes qu’elle ne rechigne pas à montrer, le côté brut, garçon manqué qui la fait parler fort, réciter par cœur toutes les chansons paillardes qu’elle affectionne, se faire détester des précieuses… Il sollicite chez elle la part la plus abrupte, celle qui lui reste à surmonter pour être, sinon adoptée, du moins davantage dans le décalage que dans l’anachronisme… Bon, ceci dit, elle a rendez-vous cet après-midi avec un jeune garçon dont les parents désespèrent de le voir progresser en français ; la scène est ubuesque, puisque lui habite les beaux-quartiers de Lyon, n’a aucune envie d’en savoir plus qu’il n’en sait et donnerait cher – ce que ses parents font, de facto -pour qu’on le laisse dans l’ignorance. Qu’on ne lui demande plus ce qu’est le pathétique : « une semaine après que je lui ai expliqué, cet idiot me donne la même réponse : ah ouais, c’est quand on est pathétique ! ». Léticia, quelques années de plus, à peine, paierait elle pour continuer,c’est là que le bât blesse : les études coûtent cher, il va lui falloir trouver un moyen de gagner sa vie, sa maîtrise sur Bataille en poche, et la mention qui va avec. On se met à réfléchir au système éducatif français, tellement injuste quand il ne se reconnaît pas autrement que dans ses élites ceux qui l’honorent le plus. On se dit que Ulm, quatre-vingts ans après Nizan, pourrait regretter de ne pas l’avoir intégrée ; avec la même épitaphe que celle que s’était écrite lui-même l’auteur de Aden-Arabie : « espoir de la sociologie, malheureusement pas de la nôtre ».

 

 

 

 

 

15:01 Publié dans Blog | Lien permanent

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