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04/09/2015

Aylan & Omayra.

"Elle n’est pas là, Maman, Papa non plus : c’est seule que je vais finir, dans ce marécage, à deux mètres du rivage. Quand j’y suis tombée, j’aurais dû accrocher la branche et attendre qu’on vienne m’aider. Je m’y suis mise toute seule, dans la vase, mes mouvements m’ont éloignée de la berge, je ne peux pas revenir et mes gestes, même faibles, m’enfoncent un peu plus encore. Il faudrait que je prenne une grande inspiration, que je laisse entrer l’air, l’eau, la terre dans mes poumons, que j’en finisse vite. Que j’accepte de ne pas savoir qui me trouverait le premier. Ouvrir mes poumons, comme quand le souffle me manque.  Quand j’ai des crises, la nuit, j’ai l’impression que c’est de l’intérieur que je vais disparaître ; c’est étrange de s’enfoncer aussi doucement. A la télévision, la petite colombienne s’est noyée centimètre par centimètre, le regard fixé sur le monde. J’aimerais qu’ils arrivent, Jean, Grégoire ou les deux, qu’ils se demandent ce que je fais là.

Les noyés, dans l’océan, c’est de solitude et d’épuisement qu’ils meurent : parce qu’ils sont loin du rivage, que rien ne peut les rassurer. Moi, c’est à deux mètres que j’échoue. Comme j’ai toujours échoué : à la marelle parce que je ne pouvais pas atteindre le ciel sans reprendre mon souffle. A l’élastique parce que je ne pouvais pas prendre le risque d’être à court de respiration. Il n’y a que les jeux calmes qui me vont, à condition qu’on joue dans un endroit propre. Mais ces jeux-là lassent mes copines, qui ont l’impression d’être là seulement pour moi. C’est dur de les entendre souffler au bout du premier temps du Monopoly et de se mettre d’accord, quand je suis à la cuisine, pour dire qu’elles rentrent et, en fait, se retrouver sur le terrain de foot. Là où les garçons les regardent et qu’elles font semblant de ne pas s’y intéresser. Ce terrain, il est en terre battue : la poussière y est telle que regarder, simplement, me tue. Papa aimait bien les voir jouer, les jeunes du village ; ils les a tous connus, les a vus grandir, progresser. Mais depuis que Maman m’a interdit d’aller au terrain, il n’y va plus non plus. Encore une fois, je crois qu’il se sent responsable. C’est lui qui retient sa respiration quand c’est moi qui m’essouffle.

Je garde ma bouche fermée. Bientôt, comme pour Omayra, la petite colombienne, on ne verra plus que mes yeux. Sauf que personne ne sera là pour les voir. On ne me pleurera pas longtemps, j’imagine. Les filles, à l’école, diront pour la forme que je vais leur manquer mais elles se rendront compte rapidement qu’elles n’ont plus de prétexte à trouver pour me laisser seule et aller s’amuser. Je garde la bouche fermée mais je ne vais pas pouvoir tenir longtemps ; mon pull fait dix tonnes, mes poches sont pleines. Si j’avais un peu de forces dans les jambes, je pourrais tenter de remonter au moins un peu, mais je suis une gazelle, dit Papa, ce n’est pas de la force que j’ai, mais de l’agilité."

extrait de "la partie de cache-cache", R&P, 2010

19:27 Publié dans Blog | Lien permanent