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10/08/2015

Ecrits de Lyon (4).

3ca7b165-8b65-41ee-b7d3-e7b1c22e3927.jpgJ’ai reçu une lettre de Gaston, justement, le lendemain. C’est mon frelut, mais je crois qu’on fait pas deux personnes plus opposées. J’ai vite compris qu’en face de lui, je serais toujours le vilain petit canard, c’est aussi pour ça que je suis parti vite. Je l’ai suivi un temps, au Grand Théâtre, à Lyon, il faisait le baryton, mais il fallait que je reste en marge. Dans l’ombre. J’ai même habité chez lui, rue Vendôme : je faisais le pied de grue dehors quand je rentrais et que je trouvais le foulard de soie accroché à la poignée de porte. Signe que l’entretien d’embauche d’une chanteuse avait un peu débordé. Chez les Beyle, on plait aux femmes de père en fils, mais lui, Gaston, c’est toujours des précieuses qu’il ramène. J’ai bien essayé de lui montrer que j’étais pas manchot non plus, il m’a toujours ignoré. Ou alors il me traitait de gigolo, parce qu’une de mes petites m’avait offert les boutons de manchette que lui pouvait se payer. Ça a pas toujours été facile. Même là, il m’écrivait pour me demander si je ne manquais de rien, sans s’avouer qu’il ne connaissait rien à l’armée, à la caserne, au régiment. Ça l’aurait dégouté, tous ces mecs et ces odeurs de pied dans la chambrée. S’il fait des manières comme ça, c’est parce qu’il a peur que je lui balance son rôle de planqué à la gueule, que je lui dise qu’à chaque fois que je bute un Boche, c’est un peu lui que je démasque : parce qu’il n’en aurait jamais eu le courage. Parce que c’est sa vie qu’il a ratée quand il a raté le rôle de Karlac et qu’il a été remplacé. Par le deuxième baryton, qui a triomphé. Ça l’a marqué, je sais, et tous les succès qu’il a eus après ont toujours senti l’amertume. Ça a dû le servir dans « Hamlet », même si ça m’a échappé, ce texte-là. J’ai juste vu le regard de mon père quand il a vu le buste, compris qu’il fallait que je reprenne la route. Je prends l’argent qu’il me donne parce que j’en ai besoin, mais un jour, je le lui rendrai et lui dirai que je ne lui dois rien. Je le planterai là avec ses monocles, ses cannes de jonc et ses feutres de marque. La montre qu’il ne m’a pas rendue. Je reprendrai la mer et il entendra plus parler de moi. Ou je m’installerai par ici et je reprendrai la ferme des parents de Gabrielle. Elle aura plus à turbiner comme ça pour leur amener l’oseille qu’ils ont pas.

Extrait de "Marius Beyle", in "la 3ème jouissance du Gros Robert", recueil, Raison & Passions, 2013

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